Chroniques

par bertrand bolognesi

Giuseppe Verdi
Otello | Othello

2 CD CSO Resound (2013)
CSOR 901 1303
À la tête du Chicago Symphony Orchestra, Riccardo Muti joue Otello (1887)

Si de nombreuses versions du dernier chef-d’œuvre tragique de Giuseppe Verdi sont disponibles, et des plus illustres, il en est un peu moins qui soient à la fois des captations live et des enregistrements récents. Sans oublier les excellences d’antan, tournons nos oreilles vers l’aujourd’hui d’Otello, témoignage d’un concert d’avril 2011, au Symphony Center de Chicago. Outre une distribution plutôt bien choisie, l’on y goûtera un maître verdien comme il en est peu, à la tête d’une des formations les plus équilibrées et brillantes qui soit : Riccardo Muti dirige ici le Chicago Symphony Orchestra.

Dès l’abord, on est frappé par la prégnance vocale des seconds rôles. L’exquise vivacité des échanges de répliques plonge l’écoute dans l’action. Encore les ensemble sont-ils soigneusement réalisés (Acte II, plage 13 : quatuor somptueux), avec des nuances de part et d’autre, y compris dans le plus complexe, si confus dramatiquement (final du III). Le Lombard Paolo Battaglia impose un Montano sain, solide même, auquel répond le Cassio d’abord un peu timide de Juan Francisco Gatell, puis fulgurant dans la rixe, avec une émission évidente, un aigu luxueux, une clarté bénie [lire notre chronique du 24 février 2012 et notre critique du DVD]. On retrouve également la voix confortable d’Eric Owens, noble Lodovico particulièrement convaincant [lire notre critique du DVD et notre chronique du 17 juin 2007]. Roderigo lumineux, Michael Spyres mène fermement son chant, tour à tour franc ou caressant [lire nos chroniques du 28 juin 2012 et du 31 août 2014]. Emilia, celle par qui survient la vérité, est avantageusement tenue par la ronde autorité du mezzo Barbara di Castri.

S’offre ici un grand trio de tête. Tout d’abord, l’onctueuse Desdemona de Krassimira Stoyanova, particulièrement attachante. Le soprano lyrique bulgare use d’un legato généreusement nourri, d’une projection plus large qu’on s’y attendrait et d’un grave charnu qui scelle la jalousie du Maure tant il rend sensuel tout le timbre. Elle réalise des attaques au moelleux confondant, mène une ligne souple à la dynamique recherchée, souvent pure, comme dans le duo du III, criant d’innocence. L’émotion est au rendez-vous dans la confidence triste à Emilia, dans le velours amoureux de la chanson du saule, à fleur de peau (IV). Verdienne, Stoyanova ? Assurément, et de premier ordre.

Autre chanteur verdien, Carlo Guelfi est bien connu dans ce répertoire [lire nos critiques des DVD Simon Boccanegra, Ernani et La forza del destino]. Belliqueux à souhait, le baryton italien compose un Iago de taille, à la force ironique parfaite (« ed io rimango di sua Moresca signoria l’alfier »). Tout juste le vibrato s’avère-t-il parfois un rien encombrant pendant le premier acte, mais l’organe se stabilise au deuxième, l’artiste convoquant une fougue noire qui nuance avec un art de démon son Credo in un Dio crudel che m’ha creato. Perfide à souhait, le personnage se laisse entendre dans la couleur vocale comme dans la dynamique, douce confiance des parties les plus noires où Verdi s’amuse, fidèle à Shakespeare dont Hugo soulignait un goût pour la caricature de caractère.

Grand est le plaisir donné par Aleksandrs Antonenko ! La lueur mordorée de son Otello ravit l’oreille. Aigu de bronze, style souverainement ciselé, impact d’une infaillible égalité, phrasé intelligent, nuance sensible, engagement dramatique comme il en est peu, que chercher de plus [lire notre chronique du 21 novembre 2012] ? Le duo du I bénéficie d’une délicatesse inouïe à laquelle succède la vaillance bluffante d’Addio, sublimi incanti del pensier, héroïsme dérisoire du dépit avoué (II). Terrible, Si, per ciel marmoreo giuro, somptueux, le duo du falsoletto, intrusive, la mort du héros. Applaudi à Paris le même printemps, le ténor letton avait déjà fait ses preuves à Salzbourg, avec le même chef [lire notre critique du DVD], dans ce rôle dont il s’affirme plus que jamais LE titulaire à suivre.

Après nous avoir jetés devant la scène, le nerf indicible de la direction de Riccardo Muti détaille minutieusement chaque trait solistique de la fosse, soutient l’évolution du drame tout en se gardant bien de trop de spectacle. Les tempi sont volontiers fiévreux (la tempête du I fait rage), les cordes illinoises sont lestes, les cuivres rutilent comme aucuns (les sonneries infernales du Credo de Iago…), tout cela au service d’une lecture expressive qui sourd de danger, flamboyante et implacable (inéluctable régularité qui conduit à la rixe, par exemple). Âpre dès les premiers pas, la tenue du dernier acte est glaçante de tendresse et vibrante de ténèbres, profitant d’une écriture savamment dépouillée. Il n’est que dans l’ultime dénouement que le chef napolitain lâchera les forces de ses mains – et avec quelle puissance tragique ! Le beau parcours de Muti dans l’ouvrage se poursuit donc avec les honneurs – souvenez-vous le DVD du 7 décembre 2001, à La Scala, avec Domingo, Nucci et Frittoli (TDK, 2003), mais encore l’incroyable live des années quatre-vingt, avec Cossutta, Bruson et Scotto (reparu chez Living Stage en 2004).

BB