Chroniques

par laurent bergnach

Georg Friedrich Händel
Giulio Cesare in Egitto | Jules César en Égypte

2 DVD Unitel (2022)
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Ivor Bolton joue "Giulio Cesare in Egitto" (1724), fameux opéra d'Händel

« Pour les contemporains de Händel, écrit son biographe Jonathan Keates (Fayard, 1995), le fonctionnement de son génie eut toujours quelque chose d’incompréhensible et d’impressionnant, et sa carrière est jalonnée d’instants où son énergie créatrice impétueuse produisit un torrent de réalisations prodigieuses. » Pour preuve, l’universitaire évoque une période de douze mois qui vit la naissance de Giulio Cesare (20 février 1724), Tamerlano (31 octobre 1724) et Rodelinda (13 février 1725), au théâtre Haymarket (Londres), pour le compte de la Royal Academy of Music (de même qu’onze autres de ses ouvrages, entre 1720 et 1728).

Avec près d’une quarantaine de représentations jusqu’en 1732, Giulio Cesare in Egitto remporta un beau succès. Pour Keates, une part du mérite revient à Nicola Francesco Haym qui sut adapter au mieux le livret de son confrère Giacomo Francesco Bussani pour l’opéra éponyme d’Antonio Sartorio (c.1630-1680), présenté à Venise le 17 décembre 1676. En effet, l’intrigue, déjà complexe, autorisait la suppression d’une nourrice de comédie et la réduction de Nireno à un simple faire-valoir, pour y glisser des moments en suspension, de son cru – scène poignante sur le tombeau de Pompeo, épisode historique de Cesare traversant le port d’Alexandrie à la nage. En définitive, le duo créatif a conçu « l’une de ces œuvres qui résistent à tous les mauvais traitements », et tout particulièrement à ceux d’un metteur en scène pour qui « il convient de présenter un plateau bondé selon les meilleures traditions de la Metro Goldwyn Meyer » (ibid.). Fort heureusement, invité du Theater an der Wien, le Britannique Keith Warner a emprunté une autre voie [lire nos chroniques de Die Teufel von Loudun, Tannhäuser, The merchant of Venice, Otello, La Cenerentola, Der Besuch der alten Dame, Vanessa et Mathis der Maler].

Égypte et cinéma peuvent faire bon ménage : avant même le long-métrage Cleopatra (Mankiewicz, 1963), chant du cygne d’un âge d’or du péplum hollywoodien, des lieux de projection art déco tels Le Louxor (Paris, 1921) et le Grauman's Egyptian Theatre (Los Angeles, 1922) s’en inspirent. C’est dans une salle de cinéma semblable que convieun spectacle jouant avec les caractéristiques de l’esprit baroque. Ainsi mise en abime et théâtralité s’incarnent-elles parmi des rangs de fauteuils dégarnis : privé de père, Sesto lit Hamlet, tandis qu’une Cleopatra multi-facettes, à l’aise en soubrette comme en dominatrice, se métamorphose en amoureuse véritable, devant des miroirs habités par des reflets d’antan. L’écran de projection n’est pas en reste : après le couple-vedette dans un film en noir et blanc avec intertitres, y apparaissent le spectre de Pompeo dansé par Joni Österlund, ou encore les hallucinations signant son appartenances à La Piovra d’un Tolomeo mafieux. Avec le concours d’Ashley Martin-Davis (décors et costumes) [lire nos chroniques de Francesca da Rimini et de Trois sœurs] et de Mark Jonathan (lumières), notamment, Warner réussit un dosage mémorable entre action et émotion, sachant renouveler les espaces de jeu après l’entracte et convoquer des figurants sans jamais rendre leur présence parasite.

Filmée en décembre 2021, cette production est dominée par de formidables contre-ténors : Bejun Mehta (rôle-titre), à la technique des plus solides [lire nos chroniques de Tamerlano, La Calisto, Belshazzar, Written on skin, Orlando, Mitridate à Londres et Silla] ; Christophe Dumaux, grand habitué du rôle de Tolomeo [lire nos chroniques des représentations de Glyndebourne, Lausanne, Paris et Salzbourg], dont les trilles virtuoses modèlent une ornementation remarquable [lire nos chroniques de Mitridate à Paris, L'incoronazione di Poppea, Akhmatova, Il Giasone et d’Ariodante à Lausanne et à Salzbourg] ; Jake Arditti (Sesto), que l’on sait précis et incisif [lire nos chroniques de Tres Canciones lunáticas, Cuerdas del destino, Agrippina, L’incoronazione di Poppea, Alessandro nell’Indie et Serse à Rouen] ; enfin Konstantin Derri (Nireno), malheureusement sous-employé [lire nos chroniques des Nozze in sogno et de La Dori]. Simon Bailey (Achilla) complète la distribution masculine, avec son baryton ample et expressif [lire nos chroniques de La métamorphose, Le convenienze ed inconvenienze teatrali, Les voyages de Monsieur Brouček, Der Tempelbrand et Parsifal].

Cornelia et Cleopatra, les deux personnages féminins de l’ouvrage, se croisent exceptionnellement, chacune suivant son propre destin. La première apparaît sous les traits de Patricia Bardon, offrant beaucoup de corps à ses récitatifs et un legato somptueux à ses airs ; la seconde doit beaucoup au jeu mutin de Louise Alder, sans parler de son chant souple aux graves nourris, aux aigus éclatants [lire nos chroniques de The rape of Lucretia, Serse à Francfort et Die Zauberflöte]. Quant à lui, Ivor Bolton dirige le Concentus Musicus Wien en habitué du corpus händélien, avec une vivacité sans heurts. Attention : ce DVD ne propose pas de sous-titres français !

LB