Chroniques

par bertrand bolognesi

The Rake’s Progress | La carrière d’un libertin
opéra d’Igor Stravinsky

ANO / Théâtre Graslin, Nantes
- 8 avril 2008
© jef rabillon

Passant vite sur l’état de santé inquiétant des cordes de l’Orchestre national des Pays de Loire, qui savonnent honteusement une partition d’une facture pourtant confortablement classique dans les pièges rythmiques de laquelle il aurait été préférable de résister plus fermement, c’est un Rake’s Progress des plus satisfaisants que produit Angers Nantes Opéra. Mis à part un appui peut-être trop copieux sur les graves de sa fosse, surenchérissant une pâte parfois indifférenciée, Nicolas Chalvin en livre une lecture clairement articulée.

Saluons dès l’abord l’investissement des artistes à offrir un travail d’acteurs abouti. À commencer par le Chœur maison qui, outre son efficacité vocale, construit un peuple d’affairistes londoniens fébrilement soumis à la toujours plus exigeante rentabilité et à l’obsédante nécessité de séduire qui en dessine le côté face. Toujours préparé par Xavier Ribes, il emporte un franc succès, après avoir servi au mieux l’œuvre de Stravinsky.

Dans l’ensemble se laisse apprécier un plateau équilibré, des personnages soigneusement construits, une distribution évidente. L’équilibre n’est pas idéal, cela dit, puisque demeure confidentielle la Baba d’Ann McMahon Quintero. Rien de fondamentalement gênant sur ce point, d’ailleurs, partant que l’incarnation s’écarte largement des habitudes : ici, plutôt que l’éternelle mégère à barbe volontiers hurlante, une cantatrice chauve suspendue à des ballons, dont le timbre de velours servira sensiblement le duo avec Anne. C’est donc le côté star généreuse qui s’impose. De fait, il y a bien assez de monstres dans l’histoire ! Ainsi se réjouit-on franchement d’une Mother Goose divinement dantesque, campée par Linda Ormiston. Première dame de cette scène, Gail Pearson donne à son Anne un aigu qui paraît facile alors que la voix ne semblera pas toujours stable à partir du bas-médium ; calmement déterminée, l’amoureuse et salvatrice Dame de cœur obéit à la douce mièvrerie du rôle.

Côté messieurs, rien à redire ! Christopher Lemmings est irréprochable en Sellem, Brian Bannatyne-Scott s’impose d’autorité en Trulove par un grain vocal à la bienveillante légèreté (si l’on n’aperçoit pas le sens de son nom, qu’on écoute bien de quoi son chant nous parle dès les premières mesures). Quant au jeune Josef Wagner, il compose un Shadow infiniment nuancé, qui passionne musicalement comme théâtralement et ne révèle que peu à peu sa nature diabolique à ne la déployer pleinement que dans l’ultime scène du cimetière. La voix est souple, le timbre expressif, la couleur riche et la présence indéniable ; bref, on n’en perd pas une miette. Enfin, on retrouve Gilles Ragon dans le faustien Rakewell, nourri à son damné berliozien de novembre [lire notre chronique du 27 novembre 2007]. Plus se dénoue le fil de l’opéra, plus son chant s’assouplit, jusqu’à doter d’une belle tendresse l’Adonis final. Si l’on se souvient aussi de son incarnation d’il y a six ans, en Avignon, on entend également la promesse d’un Méphistophélès busonien (trop rare Doktor Faust)…

Contrairement à Olivier Py pour Garnier [lire notre chronique du 5 mars 2008], Carlos Wagner signe une mise en scène d’une cohérence exemplaire. Avec la complicité de Conor Murphy, pour les décors et les costumes, et de Norbert Chmel pour la lumière, il appuie essentiellement sa réalisation sur un élément métaphorique et semi-illustratif : le plateau tournant, doublon de la roue frontale du premier tableau. Ainsi, le temps qui passe est palpable, de même que les chemins parcourus par les uns et les autres : Anne qui cherche Tom à la ville pour le sauver, Tom qui cherche la puissance et le plaisir, etc. La sobriété de ce plateau nu trouvera comme géniaux habitants des chanteurs parfaitement investis – chaque personnage prend appui sur une conception précisément réfléchie – dont la présence n’aurait que faire d’encombrements décoratifs.

De même y croisons-nous une discrète critique sociale (les courtisans chez Mother Goose, par exemple) qui, tout naturellement, rend d’autant sensible la perception du plus grand péché de Tom : l’orgueil de vouloir sauver le monde par l’utopique machine à pain. Quelques trouvailles ponctuelles viennent épicer cette belle hauteur de vue – le psy-show de Baba et Anne, l’embarras de Mother Goose, convoquée par la morale finale alors qu’elle n’a rien à y faire, la gentille séance photo initiale, parsemée d’indices (où, par le biais de l’objectif, Tom prend Anne, avant que de découvrir dans le sac de courses de la jeune femme une saucisse qu’il manipule comme un serpent : plus simplement, c’est en elle qu’il croise le désir, voire la tentation, ce qui déniaise salutairement le rôle féminin). Quoi de plus beau que cette folie qui étouffe Adonis dans ses oreillers, après trois actes où l’on vit le roué crédule se laisser dominer par des passions somme toute ordinaires ?

BB