Chroniques

par bertrand bolognesi

Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Erich Wolfgang Korngold par Marc Albrecht

Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 10 mars 2010
le chef allemand Marc Albrecht, photographié par Marco Borggreve
© marco borggreve

On s'en souvient : en novembre 2007 déjà, Marc Albrecht affirmait son estime de la musique d'Erich Wolfgang Korngold en dirigeant à plusieurs reprises le Concerto pour violon en ré majeur Op.35 lors d'une tournée de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg en Allemagne et à Vienne (le soliste était Renaud Capuçon). Ce soir, outre de jouer la très rare Symphonie en fa # majeur Op.40, il ouvre le concert avec l'encore plus rare Suite aus der Bühnenmusik zu Shakespeare « Vier Lärm im nichts » Op.11, autrement dit cinq mouvements extraits d'une musique de scène écrite en 1918-19 pour les représentations viennoises de Much Ado about Nothing de Shakespeare.

De cette suite rassemblée en 1920, on se surprend à penser qu'elle pourrait bien être l'une de ces musiques de film conçues pour Hollywood… près de quinze ans plus tard ! Assurément, Korngold y met en œuvre tout ce qui fera les délices du genre – mais n'en est-il pas l'inventeur, au fond ? – à partir de sa partition pour Captain Blood (1935). Avec un petit effectif, il use de contrastes, de textures, de mariages timbriques par lesquels il s'affirme détenteur d'une secrète sensualité en musique, pour ainsi dire, déjà entendue dans Die tote Stadt, qui radicalise un certain usage bien viennois des cordes.

Sans être jamais trop glamour, Marc Albrecht conjugue dès l'Ouverture lyrisme et vigueur avec un art précieux de la couleur et une ardeur passionnante. À un trait de violoncelle remarquablement livré (deuxième mouvement) répond l'onctuosité indicible d'un orchestre en pleine forme. Si le troisième annonce Kurt Weill, c'est qu'il joue avec Revelge de Mahler dans la férocité crue du Tambourg'sell alors magnifié d'un optimisme tout personnel. À la chanson simple de l'Intermezzo succède l'enthousiasme du final, hommage à Mendelssohn, où l'on goûte l'excellence des cuivres strasbourgeois.

En 1919, Sergueï Rachmaninov a débarqué aux États-Unis depuis un an, comme le ferait Korngold vingt ans plus tard, dans des circonstances et conditions tout à fait différentes. Alors qu'il met courageusement à jour sa technique pianistique afin de pouvoir gagner sa vie en tant que concertiste, le musicien russe, qui ne composera rien de nouveau avant 1926 (Concerto en sol mineur Op.40 n°4), reprend l'orchestration de son Concerto en fa # mineur Op.1 n°1 de 1892 (dont il réalisa également une transcription pour deux pianos en 1917).

Nikolaï Tokarevle sert d'un piano incisif, nerveux, parfois sec, sans complaisance, en des phrasés nettement ciselés chassant toute préciosité de ton. Loin d'une certaine tendance actuelle des jeunes pianistes russes à toujours tout surarticuler, une saine fluidité traverse le discours, fluidité surprenante lorsqu'au plus ferme de la tension le soliste parvient à ne pas faire crier l'aigu du Steinway. Seule réserve : le motif en volée de cloches qui ouvre la cadence ne bénéficie pas de l'opulence recherchée. Suave sans indolence, le jeu de Tokarev imprime une couleur scriabinienne à l'Andante central, toujours élégant, avant de se lancer dans un Finale un rien sévère, ferme en tout cas, jamais austère, concluant une interprétation garantie sans sucre ajouté.

Au public qui lui réserve un accueil chaleureux, le jeune homme offre le Nocturne (posthume) en ut # mineur de Chopin : jeu inventif et inflexion recueillie rencontrent un charme particulier sur un instrument désormais complètement désaccordé.

Retour à Korngold, en seconde partie, avec l'un de ses derniers opus, la Symphonie en fa # mineur Op.40 composée entre 1947 et 1952, ces années où Boulez écrivait ses Sonates, Le soleil des eaux, et créée un mois et demi avant le grand scandale de Désert de Varèse (1954). Il fallait rappeler ces éléments historiques car, si l'œuvre peut paraître aujourd'hui relativement« moderne », surtout dans les premiers pas de son premier mouvement (quelque chose de bartókien bat dans la surprenante percussion de départ), ce n'est guère qu'au regard du reste de la production korngoldienne. Bientôt survient l'une des moires dont il eut le secret, la lumière de la flûte sur une pédale d'orchestre fort subtilement texturée, vite remplacée par un doux contrepoint de clarinette auquel Marc Albrecht donne tout son relief (ainsi qu'à son écho aux violoncelles). D'un grand souffle, l'interprétation achève le Moderato dans l'énigme d'une savante demi-teinte.

Après la mort de son père, Korngold souhaite revenir à une « musique sérieuse ». De même qu'il transplanta celle-ci dans ses partitions pour le septième art, il intègre systématiquement des thèmes inventés pour le cinéma dans les œuvres qu'il destine au concert – on entend des motifs de Between two worlds (film d’Edward A. Blatt, 1944) dans le Quatuor Op.34 n°3 (1945), Juarez (William Dieterle, 1939), The prince and the pauper (William Keighley, 1937), Anthony adverse (Mervyn LeRoy, 1936) et Another dawn (William Dieterle, 1937) dans le Concerto pour violon Op.35 (1945), Deception (Irving Rapper, 1946) dans le Concerto pour violoncelle Op.37 (1946). De même rencontre-t-on dans l'opus 40 Captain Blood (Michael Curtiz, 1935), Kings Row (Sam Wood, 1941), The private lives of Elizabeth and Essex (Michael Curtiz, 1939), à nouveau Anthony adverse et Juarez, mais aussi quelques emprunts à des pages antérieures de « musique pure » telles la Sinfonietta Op.5 de 1912 et l'opéra Die tote Stadt (1919). Aussi, dans le Scherzo, au cœur d'une chevauchée de western surviennent quelques brumes évaporées, mystérieusement pucciniennes, avec des résolutions mahlériennes dans un univers qui pourtant n'en procède pas.

Si certaines oreilles auront trouvétoo much le mouvement précédent, les mélodies de l'Adagio, inscrites dans une généreuse pâte sonore, seront simplement « kitchissimes » ! On n'en saluera pas moins la grande forme qu'affichent les musiciens de l'OPS, dans une rare perfection de cohésion mais aussi individuellement. Tout particulièrement, le pupitre des violoncelles se distingue favorablement. Dans une démesure dramatique omniprésente, un heurt expressif étonnant vient clore le Lento, laissant aux cordes (d'une saine tenue) chanter l'Allegro conclusif. Joué comme cela, on en redemande (prochain rendez-vous avec Korngold : Die tote Stadt à Nancy, en mai) !

BB