Chroniques

par michel slama

Arrigo Boito
Mefistofele | Méphistophélès

1 DVD C Major (2016)
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Omer Meir Wellber joue Mefistofele (1875), l'unique opéra d'Arrigo Boito

De la quarantaine d’adaptations lyriques que le mythe de Faust a suscitées depuis le XIXe siècle, la postérité en retint seulement quatre : La damnation de Faust de Berlioz [lire nos chroniques du 2 juin 2004, du 27 novembre 2007, du 31 août 2014, des 4 juin et 15 septembre 2017], Faust de Gounod [lire nos chroniques du 11 décembre 2005, du 9 novembre 2007, du 5 août 2008, du 28 septembre 2011, du 31 mai 2015 et du 9 juin 2017], Doktor Faust de Busoni [lire nos chroniques des productions de Budapest et de Zurich] et Mefistofele d’Arrigo Boito, le seul à centrer l’argument sur la figure du messager satanique [lire nos chroniques des interprétations de Robert Carsen et de Balázs Kovalik].

C Major propose la lecture quelque peu iconoclaste de Roland Schwab, donnée à la Bayerisches Staatsoper de Munich, en 2016. Mefistofele est le seul opéra achevé de Boito. Il en proposa d’abord une version très ambitieuse (1868), décidé à dépasser définitivement le romantique belcantiste dont Verdi était le vieux champion à challenger. Il n’hésita pas à présenter au public frileux de la Scala une œuvre-fleuve de plus de cinq heures. Son admiration inconditionnelle pour Wagner, dont il se fit l’ardent défenseur en Italie, lui donna le goût de la magnificence des effectifs orchestraux et choraux. Malgré tant d’efforts acharnés, cette première version fut un échec retentissant. L’œuvre fut retirée au bout de trois jours. En 1875, renonçant aux idéaux de la Scapigliatura milanaise, il se raccommode avec ses ennemis d’hier, collaborant avec Verdi sur Simone Boccanegra, Otello et Falstaff dont il écrivit les livrets. Il triomphe aussi avec une nouvelle version de son ouvrage réduit à deux heures et vingt minutes, lequel demeure, malgré tout, plus confidentiel que les deux Faust français régulièrement joués dans le monde entier.

Vu par Roland Schwab [lire notre chronique du 15 janvier 2017], le prologue donne le ton à cet étrange spectacle. Le rideau est déjà levé à l’arrivée du public munichois qui aperçoit un vestige de boîte de nuit après un vraisemblable cataclysme (un panneau lumineux OPEN indique que le night-club est ouvert). Il y règne une ambiance de lendemain de fin du monde qui a déjà produit ses mutants. L’excellent René Pape, voix et timbre d’airain, se rit de toutes les difficultés stylistiques et belcantistes, en digne successeur de Samuel Ramey, référence incontournable. Il campe un Mefistofele indifférent au capharnaüm d’objets hétéroclites, fauteuils, canapés, chaises et instruments de musique détruits dans une atmosphère glauque de brouillard grisaillant. Deus ex machina, ce démon-là, très Monsieur-tout-le-monde, côtoie des punks dont des demoiselles en petite tenue qui l’aguichent et avec lesquelles il déguste un cocktail vert fluo’. C’est lui qui déclenche avec un gramophone un disque 78 tours, le début de l’opéra synchronisé avec Omer Meir Wellber le chef qui offre une approche dynamique, précise et puissante à la tête du Bayerisches Staatsorchester [lire nos chroniques de ses Andrea Chénier au concert et en scène, Tannhäuser et Aida]. Mefistofele provoque l’effondrement d’un mur de pierres qui libère un écran géant de cinéma où l’on découvre des vues aériennes de Manhattan, le portrait de John Lennon et les pérégrinations d’un jet qui laisse imaginer l’effondrement des deux tours, le 11 septembre 2001. Satan serait-il donc derrière ces deux drames ou résiderait-t-il en chacun d’entre nous ? Le personnage lubrique, quelque peu inquiétant, dirige et contrôle tout d’un geste de ses gants de cuir noir, n’hésitant pas à filmer lui-même avec une handycam.

Faust n’est pas un savant vieillissant et amer, mais un simple client hébété du nightclub choisit un peu par hasard. Il est relooké par l’un des punks qui lui fait revêtir une chemise blanche qu’ils maculeront de sang et de l’inscription REUE (Repentir), sur une musique angélique. On l’a compris : cette mise en scène regorge d’idées, de détails passionnants qu’on apprécie ou pas. Le travail de Schwalb est d’une richesse inouïe qui dépoussière et rend toute sa valeur à l’œuvre. L’immense structure métallique en forme de tunnel en construction et les décors monumentaux conçus par Piero Vinciguerra apportent une puissance et une grandeur incroyables. D’énormes moyens sont déployés dès la première scène où un carrousel illuminé explose quand l’envoyé de l’enfer allume son briquet, interrompant la fête plébéienne pour laisser place au duo entre Faust et Wagner.

Joseph Calleja excelle en Faust. On ne peut que louer son timbre solaire, le phrasé et la diction qui confinent à la perfection. Le rôle colle à la peau du ténor maltais. Andrea Borghini tient parfaitement le rôle de Wagner, l’élève de Faust. Ils sont manipulés par un René Pape qui n’a rien du moine mystérieux du livret : il est narquois, impassible et insensible, constatant avec dédain les enfants morts sur le manège en ruine. Représenterait-il le cerveau d’un attentat terroriste ? Cette Scène 2 de l’Acte I est un sommet de l’opéra où Faust et Mefistofele rivalisent de bel canto et d’audace scénique. En fait d’équipage de chevaux, c’est une vieille motocyclette qui emportera les deux larrons sur fond de truquage digne des films muets… La Marta d’Heike Grötzinger n’est pas une virago en mal d’amour mais une compagne sadomasochiste idéale pour former un couple lascif avec Mefistofele. Elle n’hésite pas à batifoler avec des mâles tatoués à demi-nus.

Malgré sa beauté et son abattage scénique, Kristine Opolais souffre d’une inadéquation de sa voix à la partition de Boito, dans un rôle où s’illustrèrent Montserrat Caballé et Renata Tebaldi, pour ne citer qu’elles. Le parti pris du metteur en scène français est d’en faire une grande bourgeoise, à l’opposé du livret. Heureusement qu’elle n’incarne pas aussi Elena (Hélène de Troie) comme d’accoutumée, à la tessiture de lirico-spinto. Le médium de la Lettonne souffre déjà de trop fortes tensions. L’altra notte in fondo al mare, le tube absolu de l’ouvrage,est très réussi grâce à une belle émotion. Le panneau lumineux rouge OPEN est devenu SOLD OUT. Margherita paraît en haillons, pieds nus, et sa prison est une zone balisée par un ruban de sécurité. Des bougies et des fleurs fanées autour d’un panonceau WARUM (Pourquoi ?) indiqueraient les traces d’un attentat. Karine Babajanyan incarne une effrayante Elena affichant toutes les exigeantes qualités requises par le rôle, avec une voix sombre et virtuose qu’on imagine idéale pour incarner les grands soprani verdiens. Son récit de la chute de Troie est glaçant.

Schwalb livre enfin sa vision complexe de la lutte entre le Bien et le Mal [lire notre chronique du 24 juillet 2016]. L’Enfer, c’est nous, c’est ce que nous avons fait de notre société où les valeurs morales sont détruites. L’Enfer et le Diable règnent au quotidien. Mefistofele peut dès lors s’incarner en chacun de nous, avec télécommandes et réseaux sociaux... Pour expier ses fautes, du coup, la rédemption de Faust devient absurde, à moins de la transmuer en folie : c’est bien plus facile pour lui d’oublier ses péchés en sombrant dans la démence. Le quatrième acte le montre donc interné dans un asile d’aliénés et de vieillards gâteux. Elena est un médecin-chef qui vient examiner les malades et chouchoute ce nouveau patient. À la fin de l’opéra, le démon tente en vain de le soustraire à son destin. C’est lui qui échouera, finalement, brisant, de rage, le disque qu’il avait placé sur le gramophone au début de la représentation. On reste sous le choc de l’ambition du metteur en scène qui, même s’il prit de sérieuses libertés avec le livret, en a produit une recréation particulièrement décoiffante et débordant d’intelligence. Une nouvelle référence du chef-d’œuvre de Boito.

MS