Chroniques

par bertrand bolognesi

Mefistofele | Méphistophélès
opéra d’Arrigo Boito

Faust225 / Magyar Állami Operaház, Budapest
- 28 mai 2015
au festival Faust225 de Budapest, Mefistofele d’Arrigo Boito (2015)
© zsófia pályi

À vingt-six ans, le Padouan Arrigo Boito ne rencontre qu’incompréhension et rebuffade de la part du public milanais. Mefistofele, son opéra, est rapidement retiré de l’affiche. Deux ans plus tard, le compositeur s’attelle à un autre nouvel ouvrage qu’il n’achèvera cependant pas, Nerone, mais qu’à la demande de Toscanini complètera Vincenzo Tommasini pour une création à La Scala sous l’illustre baguette, en 1924, soit six ans après la disparition de l’auteur. Depuis, Mefistofele a gagné de nombreuses scènes, tout d’abord dans sa version actuelle en trois actes, conçue pour Bologne en 1875. Si Paris le découvrit en 1912 avec Chaliapine dans le rôle-titre, c’est au printemps 1882 qu’eut lieu sa première hongroise. Sans qu’on la puisse accuser de quelque indigence, l’œuvre naît de plusieurs influences, laissant entendre des élans de Mendelssohn et des échos wagnériens dans une inflexion mélodique et surtout chorale franchement verdienne, mais encore quelques moirures mahlériennes plus inattendues ; c’est avant tout dans sa forme littéraire qu’elle se révèle, très en avance sur ce qui se faisait alors, Boito ayant lui-même signé son livret, comme il le ferait durant toute sa carrière d’homme de lettres pour ses confrères musiciens – de fait, c’est en tant que plume que la postérité retient son nom : La Gioconda de Ponchielli et, surtout, ses trois contributions au génie verdien que sont Simon Boccanegra, Otello et Falstaff. Encore notre contemporain Marco Stroppa puisait-il récemment dans son œuvre d’écrivain, pour Re Orso [lire notre chronique du 19 mai 2012].

Notre appréhension de Mefistofele s’est d’abord faite par la mise en scène de Robert Carsen, filmée il y a un quart de siècle au San Francisco Opera [lire notre critique du DVD], tant il demeure rare sur nos scènes. Créée en septembre 2010, la présente production retrouve pour deux soirs la scène du Magyar Állami Operaház dont elle intègre le festival Faust225 [lire notre chronique du 24 mai 2015]. Elle s’articule dans la fascinante mobilité d’un grand escalier torve du décorateur Csaba Antal, parfois décliné en ascenseur spiralé, tantôt déplacé sur un plateau qu’on ne soupçonnait pas si profond, toujours souligné par une rampe de lumière changeante. Notons au passage la prouesse technique de bouger une telle tour de Tatline sans générer aucun bruit parasite – bravo ! La proposition de Balázs Kovalik fait la part belle au ballet, dans une chorégraphie inventive de Marianna Venekei où se battent les anges, Enfer et Paradis convoquant leur cohorte respective. Au fil des actes, Kovalik développe le jeu dans un univers quasiment science-fictionnel, voire de BD, bouleversant les repères – apesanteur datation, proportions et jusqu’à la frontière scène/salle –, débridant les corps, avec la complicité des danseurs et de Mari Benedek pour les costumes, dans la fréquentation banalisée de la cocaïne, des machines à sous et de multiples pratiques érotiques (Un sabbat à Las Vegas, pourrait-on titrer l’épisode), réservant à L’altra notte in fondo al mare, fameux air d’accès au troisième acte, un relatif dépouillement, salutaire, avec Marguerite qui patauge dans le sang, terrible symbole d’infanticide et de matricide. La fantasmagorie finale enferme ici des guerriers grecs dans des bulles flottantes, suggère une anthropophagie sophistiquée, dans un dessin tant chargé qu’insaisissable. L’éternelle jeunesse de Faust traverse la salle : l’ultime chœur élève l’auditeur vers le triomphe des cieux.

La partition requiert des moyens vocaux musclés qui n’autorisent la nuance qu’avec une certaine prise de risque. Aussi la distribution hongroise n’est-elle pas en reste quant à la puissance, tous les chanteurs imposant le format adéquat. En revanche, l’on est parfois heurté pas quelques aléas de justesse et des attaques malaisées. Admirons cependant le legato généreux d’Erika Markovics (Marta et Pontalis), la souplesse d’inflexion et la plénitude expressive de Gabriella Létay Kiss (Margherita et Elena), violemment engagée dans le rôle, le ténor flamboyant d’Attila Fekete (Faust), construit sur un grave riche dont les harmoniques nourrissent l’aigu, enfin l’abattage d’András Palerdi, Mefistofele scéniquement convainquant, par-delà une stabilité un peu problématique. Sans conteste, le Chœur de l’Opéra national Hongrois fait merveille, y compris sa jeune section (Magyar Állami Operaház Gyermekkara), dirigée par Gyöngyvér Gupcsó – rarement l’on entendit des petits choristes aussi précis,il faut l’avouer et l’en féliciter. À la tête du Magyar Állami Operaház Zenekara, le chef italien Carlo Montanaro, actuel directeur musical l’Opéra national Polonais (Varsovie), livre une lecture avisée autant qu’énergique, en grand habitué du répertoire belcantiste.

BB