Chroniques

par katy oberlé

Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Deutsche Oper, Berlin
- 15 janvier 2017
Don Giovanni (Mozart) mis en scène par Roland Schwab à la Deutsche Oper
© bettina stöß

En 1843 parut Le Journal du séducteur, roman inspiré à Søren Kierkegaard par sa découverte d’Il dissoluto punito, opéra de Wolfgang Amadeus Mozart plus connu sous son second titre de Don Giovanni. Si la narration du Danois se concentre sur la capture d’une seule proie féminine, c’est un appétit insatiable qui caractérise le dissolu du Salzbourgeois, personnage emprunté par Lorenzo da Ponte à Tirso de Molina et à la légende vivante qu’était alors le Chevalier de Seingalt, alias Casanova. Nous retrouvons le fameux dramma giocoso en version longue, puisqu’à l’original pragois viennent s’adjoindre les adaptations conçues plus tard pour Vienne.

Trois ans après y avoir mis en scène le rare Tiefland d’Eugen d’Albert, Roland Schwab revenait à la Deutsche Oper en 2010 pour signer la nouvelle production de Don Giovanni, dans le décor noir et nu, progressivement envahi d’ordure, de Piero Vinciguerra. L’érotomanie du héros est plus que jamais le sujet principal, en montrant un gentilhomme complètement orgasmaddict à la tête d’une bande d’ados en état de perpétuelle excitation, démultiplication cumulative du rôle-titre élu modèle par des machos en herbe. Et elle est vraiment infernale, cette jeunesse jouisseuse et friquée qui saute sur tout ce qui passe en brandissant ses clubs de golf – un manche qui pousse des boules dans un trou herbeux, voyez la métaphore ! La première balle du jeu est pêchée dans la gueule du commandeur mort : c’est dire jusqu’où Schwab pousse sa lecture.

On est là pour rigoler, paraît-il. Jusqu’à en perdre haleine – les robes récalcitrantes des victimes en font s’esclaffer plus d’un (costumes de Renée Listerdal) ! –, jusqu’à l’épuisante répétition du toujours-la-même-chose du viol plus ou moins masqué, quelque part entre les farces provocantes de Ben et les frasques débridées des droogies (Belvaux-Bonzel-Poelvoorde, C'est arrivé près de chez vous, 1992 ; Kubrick, A Clockwork Orange, 1971). Nul besoin de donner la main à un spectre pour gagner l’enfer : il est là, dans l’insatisfaction d’un gourou du cul qui, pour varier les plaisirs, s’invente un organe de substitution en déflorant Zerlina avec un club. Viva la libertà : radicale, absolue, phénoménale, frénétique, démoniaque. Table plantée dans un parterre de sacs-poubelles, le festin de pierre devient Cène dérisoire où Giovanni-prophète défie le Christ. Encore se relève-t-il pour ricaner de plus belle : plutôt qu’à la damnation, Roland Schwab, apparemment attiré par l’au-delà du bien et du mal (dixit Moustache) [lire notre chronique du 24 juillet 2016], le condamne à l’immortalité.

Pour défendre cette option énergique et réussie, la maison distribue les rôles à des jeunes chanteurs issus de son Ensemble Deutsche Oper, véritable pépinière de talents. En Commandeur, un Ukrainien de vingt-huit ans parfaitement à sa place : la mâle autorité d’Evgueni Orlov surprend. La Polonaise Adriana Ferfezka donne une Zerlina aérienne. Son Masetto est campé par Noel Bouley, solide Texan roulé dans la farine par les roueries du couple Leporello-Giovanni. Également nord-américain, Matthew Newlin est un ténor léger, idéal pour Mozart et Rossini, offrant la grâce du timbre à son Ottavio – on l’applaudissait à la rentrée dans Eliogabale au Palais Garnier [lire notre chronique du 16 septembre 2016]. Enfin, venu lui aussi de ce côté-là de l'Atlantique, l’excellent – et très sexy ! – Seth Carico livre un Leporello à la voix longue et fiable. N’est-ce pas formidable de pouvoir entendre dès aujourd’hui les voix de demain ?...

Trois artistes dont la carrière est plus qu’engagée se chargent des autres personnages. On retrouve Laura Aikin en Anna [lire notre entretien] et la Slovaque Jana Kurucová en Elvira, toutes deux dans une cruelle dépendance sensuelle. Et un baryton étonnant, foudroyant, même, dans le dissoluto : il chante partout, de Pesaro à Copenhague en passant par Venise, Dresde, Séville, Naples [lire notre chronique du 15 mai 2015], Madrid, Cagliari, Paris, Oslo, Rome et même São Paulo ; il chante tout ou presque, Britten, le bel canto, Mozart, Verdi et l’opéra vériste. Bref, tout va à Davide Luciano, y compris Don Giovanni qu’il incarne avec la brutalité de la mise en scène.

Deux réserves, pourtant : le chœur est un peu anesthésié, peut-être à cause de la grande agitation qui règne continuellement sur le plateau, et, à la tête de l’Orchester der Deutschen Oper Berlin dont il est Kappelmeister, Daniel Cohen dirige une version en-deçà de l’électricité régnante.

KO