Chroniques

par bertrand bolognesi

Aribert Reimann
Sous l’emprise de l’opéra – conversations avec Julian Lembke et Cyril Duret

Éditions MF (2022) 156 pages
ISBN 978-2-37804-056-7
Dans l'atelier du compositeur Aribert Reimann, aux Éditions MF

Dans un immeuble de style Art Nouveau du quartier berlinois de Schmargendorf, à la lisière de la forêt, le compositeur Aribert Reimann vit depuis plus d’un demi-siècle au quatrième étage. C’est là que le jeune Julian Lembke, lui aussi compositeur, né en 1985 dans une famille de comédiens domiciliée à Hanovre [lire notre chronique de L’ombra], mène les quatre entretiens qui conduiront à la publication du présent ouvrage, Sous l’emprise de l’opéra (agrémenté d’illustrations de Cyril Duret), au terme de plusieurs années de conversation. Reimann naquit en 1936 dans un quartier voisin. Avec une mère contralto et un père maître de chapelle et organiste, l’enfant a toujours baigné dans un univers musical. Très marqué par la guerre, où il perd son frère aîné lors d’un bombardement, l’enfant passera quelque temps en Suède afin d’y réparer sa santé, affaiblie suite aux privations vécue dans l’Allemagne vaincue. L’imprégnation de la littérature d’August Strindberg est un écho puissant à cette période.

À retrouver Aribert Reimann dans le récit de ses souvenirs, le lecteur fait plus ample connaissance avec plusieurs de ses maîtres (dont Boris Blacher), avec sa position face aux esthétiques musicales qui grandirent pendant son jeune temps, sur fond de contexte politique international souvent tendu. Ainsi le suit-on à Paris où il rencontre Paul Celan dont il mettrait ensuite quelques vers en musique. Le théâtre et le cinéma de Cocteau prennent une belle place dans la construction de l’artiste, aussi bien à Berlin où une salle du Ku’damm a un arrangement avec le poète français, qu’à Vienne pendant les répétitions d’Œdipus Rex de Stravinsky (livret en latin de Cocteau, rappelons-le). Puis il y a LA grande rencontre, celle du baryton Dietrich Fischer-Dieskau, avec lequel se tisse rapidement une amitié précieuse. C’est pour lui qu’il écrira son Lear, d’après Shakespeare, créé à Munich en 1978 [lire notre chronique de la récente reprise de cette production de Jean-Pierre Ponnelle à Budapest]. Volontiers promenée dans des anecdotes souvent sympathiques, la narration est marquée par une nette affection, l’admiration aussi pour le chanteur et son épouse, Julia Várady. Accompagnateur recherché, Reimann mène sa carrière de compositeur un peu en marge de son activité d’interprète, ce qui semble lui aller fort bien, d’ailleurs.

Et c’est, bien sûr, dans son atelier lyrique que ce livre fait pénétrer. La voix humaine est d’emblée importante dans l’imaginaire de Reimann qui, outre de nombreux Lieder [lire nos chroniques d’Eingedunkelt et de Mignon, adaptation pour soprano quatuor à cordes des Vier Gesänge aus "Wilhelm Meister" de Schubert], compose bientôt plusieurs opéras. À l’instar de Péter Eötvös, sa passion pour le théâtre l’y invite. Pourtant, dans son cas, ce ne sont pas des découvertes toujours nouvelles qui génèrent plus d’opus scéniques, mais une obstination systématique à revenir sur les premières amours, comme si depuis longtemps le musicien avait su qu’il opéraliserait un jour Strindberg, Franz Kafka, Federico García Lorca et Maurice Maeterlinck, entre autres.

D’Ein Traumspiel (Strindberg), qui voit le jour en 1965, à L’Invisible (Maeterlinck) en 2017 [lire notre chronique du 8 octobre 2017], c’est avec un plaisir concentré que l’on avance dans les aventures du créateur, en passant par Melusine (1971, Yvan Goll), Die Gespenstersonate (1984, Strindberg) [lire nos chroniques des mises en scènes d’Otto Katzameier et d’Heinz Lukas-Kindermann], Troades (1986, Euripide), Das Schloss (1992, Kafka), Bernarda Albas Haus (2000, García Lorca) et Medea (2007, Franz Grillparzer) [lire nos chroniques des spectacles de Benedict Andrews et de Marco Arturo Marelli]. Le titre considéré comme son chef-d’œuvre, Lear, se révèle omniprésent dans ces pages qui argumentent autour de diverses options scéniques [lire nos chroniques des productions signées Karoline Gruber, Calixto Bieito et Simon Stone]. Avec cette parution, les Éditions MF [lire nos critiques de Les règles du jeu, Incidences…, Thomas Adès le voyageur, Écrits de Gérard Grisey, Le passage des frontières, Ouvrez la tête, Parlando rubato et Tenir l’accord] défrichent un domaine anormalement demeuré vierge de ce côté-ci du Rhin.

BB