Chroniques

par michel slama

Antonín Dvořák
Rusalka

1 DVD C Major (2016)
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À Munich en 2010, Tomáš Hanus joue Rusalka (1901), l'opéra de Dvořák

C Major propose en DVD la production de Rusalka donnée par la Bayerische Staatsoper (Munich) en octobre 2010, superbement filmée par Thomas Grimm. La mise en scène de Martin Kušej n’avait pas laissé indifférent un public habitué à des approches conventionnelles du plus connu des opéras tchèques. Les huées qui accompagnaient le salut final de Kušej étaient la preuve de l’incompréhension et du rejet de son interprétation du conte cruel, revisité de façon extrêmement provocatrice par l’artiste autrichien, prohibant toute féérie de pacotille. Nous sommes, en effet, à des années-lumière des conceptions traditionnelles d’une Rusalka folklorique in loco ou façon Disney, vues au Met’ de New York, à plusieurs reprises [lire notre chronique du 8 février 2013].

Pour ses débuts dans ce rôle où elle remplaçait Nina Stemme, Krístīne Opolais n’a pas été épargnée par le metteur en scène. À l’instar de ses collègues Warlikowski, Marthaler ou Tcherniakov, Kušej aime dépoussiérer et réécrire le livret, quitte à choquer, en privilégiant le théâtre [lire nos chroniques de ses signatures de Die Gezeichneten, Lady Macbeth de Mzensk, La clemenza di Tito, Elektra, Genoveva et Der fliegende Holländer]. Rusalka est ici maltraitée par un parâtre lascif et violent. Comme ses sœurs, elle est terrorisée et recluse dans un sous-sol sans fenêtre, sorte de cave-prison où elles pataugent dans une eau stagnante avec d’autres petits ondins. Certaines se maquillent pourtant à l’excès pour le séduire – syndrome de Stockholm ?... Le père leur distribue de tristes pitances qu’il sort d’un sac en plastique d’une marque bon marché (ALDI). Il en profite pour esquisser un geste obscène et violenter une des sœurs. Au-dessus, la sorcière Jezibaba, devenu l’épouse du père ondin, semble également terrorisée par son conjoint et ferme les yeux sur ses exactions.

Quand Rusalka, non sans mal, finit par rejoindre le monde des humains, elle est très gauche et muette, comme le veut le pacte passé avec la sorcière. Elle arrive dans une forêt où l’accueillent des chasseurs de biches, veules et cruels. Ce qui semble avoir choqué le plus les Munichois, c’est le dépeçage sur scène des petites biches pendues par les pattes, ouvrage du garde-chasse, tout aussi lubrique et pédophile que l’ondin, et du marmiton contraint de manipuler des viscères sanguinolents et à maculer de sang la braguette du garde-chasse. Quant au bal du mariage, c’est un cauchemar pour Rusalka qui découvre la perversité des humains avec des mariées, dont certaines sont barbues façon Conchita Wurst, dévorant crus les cuissots des biches, le sang coulant sur leurs visages et leurs robes immaculées ! Le Prince n’a pas beaucoup d’empathie et de patience pour cette muette simplette et ennuyeuse. Sa rivale est insultante et méprisante. Elle convainc le Prince de chasser la malheureuse ondine, seule face à son destin.

L’une des scènes les plus touchantes voit Rusalka blottie à l’intérieur d’un aquarium géant, tentant de retrouver son univers aquatique originel. En fait, rejetée par les deux mondes, elle finit à l’hôpital psychiatrique où elle retrouve ses sœurs et son père menotté par des policiers. Le Prince se suicide avec le couteau offert par Jezibaba à Rusalka, après des baisers très voluptueux de la belle ondine.

Pour décrypter le projet de Martin Kušej, le making of offert en bonus du DVD est extrêmement précieux : il précise avec acuité les intentions du metteur en scène et présente les interviews des protagonistes, tous excellents acteurs et convaincus du bien-fondé de cette réécriture. Selon Kušej, le père est un psychopathe pédophile qui emprisonne ses filles en leur faisant croire qu’elles sont différentes des autres et qu’elles viennent d’un monde qui n’est pas humain. La confrontation entre le monde aquatique et celui des humains s’apparente dès lors à la lutte des classes entre pauvres et riches, avec incapacité pour Rusalka de s’y épanouir. Il s’appuie sur le livret ambigu et vénéneux de Jaroslav Kvapil qui n’avait pas la volonté d’écrire une gentille féérie pour enfants. Ce que ne dit pas le metteur en scène dans son interview mais qu’il suggère de façon subliminale, c’est le parallèle avec un terrible fait divers datant de 2008 qui semble l’avoir inspiré : Elisabeth Fritzl, une Autrichienne de quarante-deux ans déclara avoir été séquestrée, violée et régulièrement maltraitée par son père, Josef Fritzl, pendant vingt-quatre ans. Dans sa cave-prison, elle a donné naissance à sept enfants, tous engendrés par Fritzl qui reconnut les faits. Du coup, le conte de fées immoral et douloureux (comme bon nombre d’entre eux) se ferait écho des démons de notre société. Cette pauvre Elisabeth serait la Rusalka d’aujourd’hui et le premier acte correspondrait à l’une des visites de son père puis à sa libération vers le monde réel.

Dommage, pourtant, que le théâtre ait tant pris le pas sur la musique.
À la tête du Bayerisches Staatsorchester, le Tchèque Tomáš Hanus [lire nos chroniques des 2 juillet 2015 et du 27 avril 2007] semble obsédé par la réécriture exacerbée et puissante du metteur en scène. Il a assisté à toutes les répétitions et, du coup force le trait, renonçant à toute poésie. Sa battue est brutale, bruyante et sans nuances. Krístīne Opolais n’est pas du tout à l’aise dans le rôle-titre [lire nos chroniques du 17 avril 2017, du 5 mars et du 2 avril 2015]. Sa voix a du mal à se projeter et, dépassée par les difficultés de la partition, a tendance à crier. Très attendue, son Invocation à la Lune laisse l’auditeur sur sa faim. On est loin de la rondeur et du miel vocal de Gabriela Beňačková ou de Renée Fleming, incontournables ondines. La Lettone se rattrapera en 2015 à Bastille, remplaçant Olga Guryakova, puis au Met’ en 2017 dans une mise en scène très traditionnelle. Elle reste, malgré tout, une actrice passionnante, à l’abattage incroyable.

Janina Baechle compose une sorcière-mère très émouvante et plus qu’humaine [lire nos chroniques du 26 mars 2015 et du 28 mars 2011]. Mais, là encore, sa belle voix de grand mezzo wagnérien est limitée dans les graves profonds de contralto qu’exige Jezibaba. On oubliera vite la princesse de Nadia Krasteva, excellente actrice, pulpeuse, pleine de morgue et de méchanceté, mais dotée d’une ligne vocale douloureuse et d’une fâcheuse tendance à hurler.

Le ténor Klaus Florian Vogt surprend par un timbre fort clair, mais séduit par sa prestation impeccable de bout en bout. Son duo de la fin de l’Acte III est un must. Les trois sœurs-ondines sont exemplaires, tout comme le garde-chasse très en voix d’Ulrich Reß et le marmiton terrorisé de Tara Erraught [lire notre chronique du 14 avril 2011]. Mais, le grand triomphateur de cette production reste l’Ondin de Günther Groissböck, parfait acteur, très inquiétant mais idéal vocalement – il avoue adorer jouer les méchants… On a beaucoup admiré cette grande basse wagnérienne et straussienne qui campait un exceptionnel Baron Ochs dans le Rosenkavalier d’Harry Kupfer au Salzburger Festspiele [lire notre chronique du 14 août 2014], puis celui de Robert Carsen au Met’ (pour les adieux à la scène de Renée Fleming, en juin dernier) – le même Carsen nous livrait en 2001 sa vision psychanalytique riche et sophistiquée du chef-d’œuvre d’Antonín Dvořák [lire notre chronique du 3 avril 2015].

MS