Chroniques

par bertrand bolognesi

Rihm | Marsyas – Benjamin | Concerto pour orchestre
Orchestre Philharmonique de Radio France

Festival d’automne à Paris / Maison de Radio France, Paris
- 10 décembre 2021
George Benjamin dirige l'Orchestre Philharmonique de Radio France
© christophe abramowitz | radio france

Entre conte, légende et mythe est situé le menu de cette soirée de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans le cadre du Festival d’automne à Paris. La dirige George Benjamin, compositeur que célébrait l’édition 2020 de festival Présences [lire nos chroniques des concerts 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 et 8]. Les deux premières françaises ici proposées sont placées sous la protection de musiciens dont l’œuvre s’est souvent nourrie à des sources fantastiques ou symbolistes, avec un sens du merveilleux assez évident.

Ainsi du fameux poème symphonique de Paul Dukas, L’apprentis sorcier (1897), inspiré de la ballade goethéenne Der Zauberlehrling. Dans une clarté exquise, Benjamin accomplit tout en douceur les emportements du sortilège, n’encombrant jamais son nécessaire mystère de trop de contraste ni de ces démonstrations sottement roboratives bien souvent servies. Le soin de chaque nuance s’insère dans une approche fort concentrée, des pianissimi inouïs des premières mesures jusqu’au retour au calme de la fin. Le ressassement thématique démultiplié du ballet des balais, osons le dire, s’enfle tranquillement mais sûrement, impitoyable comme l’ivresse. Le chef y distille une fluidité joueuse non dépourvue d’une relative cruauté. Après la rupture, on apprécie le beau travail des bois – en particulier Nicolas Baldeyrou pour les clarinettes et Jean-François Duquesnoy quant aux bassons. Enfin, l’excellent Marc Desmons vient par deux fois caresser la sérénité recouvrée.

Lui aussi fêté par Présences, en 2019 [lire nos chroniques des concerts 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10], Wolfgang Rihm est assurément des compositeurs allemands le plus connu aujourd’hui. Entre 1998 et 2000, il puisait le sujet d’une nouvelle page concertante dans l’histoire du satyre Marsyas, condamné par Apollon pour s’être glorifié en jouant de l’aulos, pourtant réservé aux cérémonies – la mythologie et les nombreux supports artistiques par lesquels elle nous fut transmise décrivent comment il fut écorché vif. Deux solistes sont sollicités, la jubilation du personnage s’incarnant dans la partie de trompette tandis que celle de percussion prononce son supplice. Après une attaque franche, quasiment brutale, même, un repentir mélodique s’orne à la façon d’autrefois : l’argument s’insinue au fil d’un certain regard sur le passé, tour à tour amoureux ou critique, que l’on rencontre dans bien des pages de Rihm, telle son Ländler pour piano (1979), par exemple, précurseur de bon nombre de celles produites par les quatre autres acteurs de la Neue Einfachheit – Manfred Kelkel, Ladislav Kupkovič, Manfred Trojahn et Gerhard Wimberger, réunis autour d’un manifeste esthétique paru en 1981 au fil de plusieurs articles de la revue autrichienne Studien zur Wertungsforschung que signait une quinzaine de penseurs, à contre-courant d’avant-gardes alors considérées comme essoufflées, sinon stériles. De fait, le lyrisme, mot d’ordre du mouvement, est bien au rendez-vous du solo de trompette (dans toutes ses tailles, d’ailleurs) de David Guerrier dont le chant, parfois recueilli en écho par les bois de l’orchestre, prend un tour élégiaque inattendu, battu a contrario par Adélaïde Ferrière au marimba, bataille vibratile extrêmement drue. Un fin travail de répons se glisse dans les cymbales et la harpe, selon un intrigant effleurement qui révèle la profondeur du champ instrumental. Sur sept tambours, la percussionniste déchaîne la sentence tandis que le trompettiste hurle sous l’abominable excorification. Après une péroraison solistique crépusculaire, puis une promenade jazzy avec la contrebasse complice – nonchalance sous l’ombrelle vieux style du tas de sable beckettien –, cinq accords d’orchestre, chargés d’un danger souterrain, concluent Marsyas, ponctués par une ultime frappe, brutale et sèche.

Passé l’entracte, George Benjamin joue George Benjamin et plus exactement le Concerto pour orchestre esquissé au début de l’été 2019 qu’il achevait au printemps dernier. Commandée, avec le soutien de la BBC 3 et de l’Ernst von Siemens Musikstiftung, par le Mahler Chamber Orchestra, l’œuvre fut créée au Royal Albert Hall (Londres) le 30 août, par le compositeur lui-même à la tête de cette formation. Dédiée « à la mémoire de mon ami Oliver Knussen », elle commémore son « amitié indissoluble avec Knussen dont les qualités musicales, de compositeur et de chef d’orchestre égalaient, dit-il, la bienveillance et la générosité humaines », précise Laurent Feneyrou (brochure de salle). La cohérence du programme s’affirme une nouvelle fois, avec cet opus qui fait belle part aux bois, à l’instar de celui de Dukas, et l’on entendra bientôt qu’un relatif athlétisme rythmique, caractéristique de l’œuvre de Rihm, évident dans L’apprenti sorcier, trouve ici écho dans l’entrave savante de la perception de la métrique. Minérale, l’écriture agit par subtile infiltration. Les motifs semblent d’abord fragmentés, alors qu’ils se glissent les uns sur les autres, des virevoltes des cordes jusqu’à l’insaisissable détraque des interventions de percussion en passant par des hoquets de cuivres, en saupoudrage. Pour sûr, une dramaturgie secrète traverse ce Concerto passionnant.

De la Rouennaise Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1776) les Contes de ma mère l'Oye (1697) inspirèrent à Ravel trois versions d’une même œuvre. Il y eut d’abord la suite pour piano à quatre mains (1908-1910), Ma mère l’Oye, puis celle pour orchestre symphonique (1911), avant que Jacques Rouché demande au musicien de concevoir un ballet en un acte, cinq tableaux « et une apothéose » qui serait donné dans son Théâtre des arts, le 29 janvier 1912. Si l’on joue de temps à autre la mouture préalable, on ne donne presque jamais sa cadette, pourtant plus qu’intéressante. La délicatesse du Prélude et le raffinement ineffable de ses cinq Interludes convoquent le meilleur de l’art ravélien que Benjamin cisèle dans une approche chambriste, chamarrée comme un paravent Art Nouveau où tout est discret scintillement sur demi-teinte précieuse. Outre l’ensemble des pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, le violon de Nathan Mierdl enchante formidablement le jardin final.

BB