Chroniques

par bertrand bolognesi

Gerhild Romberger, Budapesti Fesztiválzenekar, Iván Fischer
Gustav Mahler | Kindertotenlieder – Symphonie en ut# mineur n°5

Művészetek Palotája, Budapest
- 17 février 2020
à Budapest, Iván Fischer joue Mahler : Kindertotenlieder et Cinquième Symphonie
© ákos stiller

Pour ce concert de l’Orchestre Festival Budapest (Budapesti Fesztiválzenekar) qu’il a fondé dans les années quatre-vingt, Iván Fischer concentre le programme sur un seul compositeur, Gustav Mahler, qu’il a maintes fois honoré par des interprétations remarquées ici et là, comme par de nombreuses gravures discographiques. Dans l’enceinte du MŰPA (Művészetek Palotája) de la capitale hongroise, la soirée commence par le cycle des Kindertotenlieder, conçu entre 1901 et 1904, vu deux ans plus tard par Alma, l’épouse du musicien, comme un malheureux défi au destin lorsque décède leur fille aînée, selon une superstition rétroactive. La source littéraire est le recueil éponyme de Friedrich Rückert : sous le choc du trépas de deux de ses enfants, l’homme de lettres franconien écrivait plus de quatre cents poèmes, publiés en 1872, l’attention de Mahler s’attachant à cinq d’entre eux.

De ces noirs tableaux, le mezzo-soprano Gerhild Romberger, régulièrement salué dans nos colonnes [lire nos chroniques du 27 mai 2011, du 14 juin 2014, du 21 décembre 2016 et du 22 février 2019, ainsi que notre critique du CD Walter Braunfels], livre une interprétation puissamment expressive et très incarnée dans le texte, en excellent diseuse chantante. Dès Nun will die Sonn' so hell aufgehn, le chef opte pour une élasticité inhabituelle du tempo, au service du vers et de cette voix dont l’onctuosité s’accorde merveilleusement avec la tendresse douloureuse de la partie orchestrale, magnifiée par un art du détail positivement précieux – la réalisation des relais timbriques est idéale. La résistance du deuil après « Mußt sie ins ew'ge Licht versenken! », au cœur de la seconde strophe, s’illustre dans l’élan tourmenté des cordes, particulièrement bien rendu. Le simple doloroso des violoncelles introduit Nun seh' ich wohl, warum so dunkle Flammen sans s’attarder, laissant au riche phrasé de Romberger le soin de porter au delà du dicible une approche infiniment sensible. « …denn bald sind wir dir ferne… » – pour finir, Fischer ménage un bref fondu, de toute beauté, à cet éloignement stellaire. Plus leste qu’on en prit l’habitude, Wenn dein Mütterlein ne lambine guère, s’accélérant plus encore à l’entrée de la voix. Un tel amble favorise l’expression de l’angoisse face à l’absence, mais au détriment de l’impact vocal et, parfois même, de la respiration. Plus efficace, le lyrisme résolument fauve d’Oft denk' ich, sie sind nur ausgegangen, dans le déni fragile de « sie sind nur ausgegange », par exemple. La sinistre tempête finale est plus haletante que jamais : In diesem Wetter dépasse la seule musique, élevant l’imaginaire vers les rudes gravures d’Heckel ou les tornades commotionnelles de Munch. La dernière strophe n’en sera que plus étrangement extatique, à défaut de consolation, par nature impossible. Profond, le postlude instrumental caresse l’âme comme un baume.

En commençant la composition des Kindertotenlieder, à l’été 1901, Mahler est vraisemblablement marqué par la violente hémorragie intestinale qui aurait pu lui coûter la vie quatre mois plus tôt. Jamais loin de sa pensée quoi qu’il en soit, la mort le hante plus encore, et c’est dans cet état d’esprit qu’il aborde, au même moment, la Symphonie en ut# mineur n°5, vaste architecture qui s’articule autour d’un Scherzo central. Dans la dernière semaine d’août 1902, l’œuvre est achevée, mais il faut attendre l’automne 1903 pour en peaufiner encore certains points, avant publication l’année suivante. Le 18 octobre 1904, à Cologne, il la crée lui-même à la tête du Gürzenich Orchester. Ce soir, la fermeté de la trompette introductive, d’une sévérité remarquablement emphatique, annonce une version contrasté, dramatique en diable. La douceur des cordes de la marche funèbre répond dignement à l’effroi toujours plus sidérant des salves apocalyptiques. Le souvenir gardé huit ans plus tard de la lecture d’Iván Fischer à Paris [lire notre chronique du 26 septembre 2012] se confronte à la conception d’aujourd’hui, d’encore plus haute vue. La finesse des entrelacs du premier mouvement gagne peu à peu un ton fatalement désolé. Survient alors le début d’un Stürmisch bewegt fiévreux, suivi par la grave déploration que l’on sait, ici à peine gourmée dans une torpeur affectée. La nudité de la reprise hésitante du motif arrive en creux de la véhémence échevelée à laquelle Fischer donne une âpreté insistante, jusqu’au pseudo triomphe final, désespéré.

Sans embonpoint superfétatoire surgit un Scherzo traversé d’une fraîcheur radieuse, subtilement éclairée par le relief accordé aux multiples scintillements ménagés par l’orchestration. La liberté de tempo de la danse corrobore le caractère heureux de cette halte. Les parties de cor solo (placé en avant-scène, ce qui en modifie la perception) bénéficie d’un soin imparable, de même que la grâce des bois et des pizz’. Le mouvement s’emporte fabuleusement vers son victorieux final. Sehr langsam : le chef respecte scrupuleusement l’indication de l’Adagietto qu’il préserve cependant de toute saveur ajoutée. On s’en réjouit, le Lied ohne Worte parlant alors de lui-même, sans ce déliquescent pathos dont certains purent l’affubler. Loin de l’assécher, la présente exécution le mène au nécessaire étirement. Bientôt retentit l’euphorie élégante du Rondo, opposant d’exquises précarisation à une forfanterie naïve jusqu’en son flamboiement. Un grand moment !

BB