Chroniques

par bertrand bolognesi

Péter Eötvös | Multiversum (première hongroise)
Iveta Apkalna, László Fassang et Péter Eötvös

Koninklijk Concertgebouworkest et Zuglói Filharmónia
CAFe Budapest / Művészetek Palotája
- 14 octobre 2017
création de Multiversum, nouvel opus de Péter Eötvös
© matthias baus

Soirée fort attendue, ce samedi, au MŰPA. Pour plusieurs raisons dont la présence de Péter Eötvös sur le podium n’est pas des moindres, surtout pour y jouer sa nouvelle œuvre, ainsi que celle du prestigieux Koninklijk Concertgebouworkest, en tournée européenne du 10 au 20 octobre, événement que complète la bienveillante expérience offerte par ses instrumentistes et le maître hongrois d’accueillir en ses rangs les musiciens de la Zuglói Filharmónia – au printemps dernier, nous vous parlions du bon niveau de cet Orchestre national des Jeunes, fondé il y a six décennies [lire notre chronique du 28 mai 2016]. On voit donc les artistes amstellodamois laisser une chaise vide entre eux lorsqu’ils s’installent sur le plateau, espaces bientôt gagné par les jeunes talents du pays. Ensemble, ils donnent une interprétation très soignée du dernier poème symphonique de Ferenc Liszt, Von der Wiege bis zum Grabe S.107 (Du berceau jusqu’à la tombe, 1881). La précision de chaque intention et le contrôle délicat de la nuance servent fidèlement Die Wiege, page ô combien sensible. On retrouve ici l’élégance de l’approche et cet amour de transmettre qu’on admirait chez Boulez, dans le geste d’Eötvös, digne successeur du chef français. La tonicité ménagée à Der Kampf ums Dasein accuse une approche d’un enthousiasme plus farouche qui fait pourtant presque swinguer l’altière lutte. Clarinette, basson puis cordes graves reprennent âprement le thème initial : le temps est venu de l’ultime et lasse méditation, Zum Grabe, die Wiege des zukünftigen Lebens, dont on goûte chaque trait solistique, jusqu’à la calme extinction, si troublante.

La suite du programme sera donnée par l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam au grand complet. Loin de la sonorité infiniment claire, c’est une palette de secrets ancestraux que déploie le chef au début de la Táncszvit Sz.77 de Béla Bartók (Suite de danses, 1923). Des violons lyriques élèvent un soleil caressant sur ces mystères des terres d’autrefois, avant que des fifres espiègles enjambent le paysage. Ici, la joie demeure d’une saine gravité, y compris dans les rondes. Les cordes rhapsodiques (Allegro vivace) propulsent l’écoute vers un Orient insoupçonné. Après l’îlot énigmatique du bref Molto tranquillo, où l’on perçoit ce soir des alliages timbriques trop souvent escamotés d’habitude, les sonneries du Comodo dévissent les têtes, jusqu’au brillant Finale, vivement acclamé. Avec ce concert s’achèvera tout à l’heure notre découverte de CAFe Budapest : déjà l’on peut affirmer qu’elle se finit en beauté ! Le festival, lui, se poursuivra jusqu’au dimanche 22 octobre où d’ailleurs le pianiste Zoltán Fejérvári donnera cet opus.

Le menu continue d’avancer vers nous, avec la Symphonie en trois mouvements écrite par Igor Stravinsky durant les dernières années de la Seconde Guerre mondiale. Le muscle qui en attaque l’Ouverture ne se démentit pas de toute l’exécution, brûlante, favorisée par un équilibre pupitral simplement prodigieux. Après ce premier mouvement fiévreux, conclu dans le retour de son élan initial, l’Interlude (Andante) central prend des allures faussement nonchalantes où l’on croise les couleurs de la période néobaroque du musicien russe, tissées dans une complexe moire timbrique. S’enchaîne le robuste Con moto, inquiet, frénétique et festif.

Depuis Kosmos, Psychokosmos et Seven, on sait la fascination de Péter Eötvös pour le monde des étoiles et des planètes [lire notre chronique du 15 novembre 2009]. C’est à un voyage spécial que convie Multiversum*, commandée par plusieurs instances dont la Philharmonie de Cologne, le Palais des beaux-arts de Bruxelles, l’Orchestre de la Suisse Romande, le Koninklijk Concertgebouworkest, le Philharmonia Orchestra de Londres, le MŰPA et l'Elbphilharmonie d’Hambourg où il fut créé ce mardi, par l’équipe ici présente. Pour évoquer l’espace, c’est avant tout l’espace acoustique que le compositeur manipule, stimulant adroitement l’imagination de l’auditeur. Outre de choisir un placement particulier des pupitres – face au chef, un célesta, puis les cordes (violons, altos et violoncelles), prolongés par les cuivres, à sa droite tous les bois, à gauche une armada de contrebasses, à l’arrière, trois postes de percussions, avec trois jeux de cloches-tubes situés à égale distance sur tout le cadre –, Eötvös convoque le grand orgue du MŰPA, dont la console est installée en avant-scène gauche, et un orgue Hammond posé à sa droite, dont l’aura spécifique, conjuguée à cette géographie de plateau, favorise un son enveloppant, comparable aux effets obtenus par les équipements des salles de cinéma. László Fassang tient la partie de l’Hammond, tandis que l’organiste lettone Iveta Apkalna est à la console – avec la titulaire de l’instrument de l'Elbphilharmonie, inauguré en janvier dernier, le compositeur a travaillé étroitement pour l’élaboration de son œuvre, affirme-t-il dans la brochure de salle. Les événements musicaux envahissent l’écoute, comme des catastrophes naturelles, pour ainsi dire, que la terre subit, appréhendant d’autres mondes par ces signes qui lui sont extérieurs. C’est sur les travaux d’harmonisation des théories d’Einstein du physicien étatsunien Edward Witten que s’appuie principalement l’inspiration d’Eötvös dans cette pièce impressionnante dont les ondes tournoient dans l’assistance.

BB

* La création française de Multiversum aura lieu le 24 novembre : les mêmes solistes joueront avec l’Orchestre national des Pays de la Loire, dirigés par Pascal Rophé, à la Philharmonie de Paris