Chroniques

par bertrand bolognesi

Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner

Budapesti Wagner Napok / Művészetek Palotája, Budapest
- 12 juin 2014
Das Rheingold,  opéra de Richard Wagner, à Budapest (juin 2014)
© művészetek palotája

C’est avec enthousiasme qu’on pénètre dans le fort bel Auditorium Béla Bartók où assister à la soirée inaugurale du Budapesti Wagner Napok. Créé sous l’impulsion active d’Ádám Fischer, l’événement annuel offre une programmation passionnante, servie par des plateaux vocaux de fort bon niveau et des productions de grande tenue. Faut-il le rappeler ? Depuis la première hongroise de Lohengrin à l’Opéra Royal en 1866, suivie de près par Tannhäuser (1871), Der fliegende Holländer (1873) et Rienzi (1874), le mélomane pestois entretient une relation suivie avec le ferment wagnérien. Encore est-ce Gustav Mahler en personne qui, durant trois années passées à diriger cette « maison », lui fit découvrir Der Ring des Nibelungen (à travers le Prologue et la première des trois Journées).

L’édition 2014 du Festival Wagner est ouverte par la reprise de la Tétralogie réalisée in loco par l’Autrichien Hartmut Schörghoffer. Dans l’espace particulier du MÜPA – qui fait aussi la signature très personnelle des spectacles de cette manifestation d’envergure –, convoquer la danse et le film sont des atouts non négligeables pour mettre en scène le Ring. Avec la complicité d’Andreas Grüter pour les lumières, des chorégraphes Teresa Rotemberg et Gábor Vida, mais encore de Torge Moller et Momme Hinrichs pour la vidéo (fettFilm), Schörghoffer s’impose dès l’abord par un Rheingold inventif en diable qui, pour suivre pas à pas la dramaturgie de l’œuvre, ne dédaigne pas l’exégèse philosophique.

Assez simple, le dispositif offre de nombreuses possibilités. Un proscénium avec une sorte de pont de rencontre en son centre, en surlignage de la fosse, dresse un court escalier frontal vers un mur d’écrans verticaux, scène en « stade du miroir » des évocations textuelles ou aquarium monté sur un socle lumineux et biseauté où fut plantée la lance de Wotan. Les chanteurs interviennent en smoking et robe du soir, désignant l’entre-deux de la version de concert à la scénographie comme un atout majeur vers la théâtralité. Durant le Vorspiel, l’aquarium-écran se remplit d’une eau trouble charriant nos lamentables miasmes contemporains, bouillasse gris-jaune qui bientôt superpose le contre-jour de corps ici présents à ceux du film, visages collés au verre. Quand l’or est évoqué, les flots s’ornent de reflets lumineux et le socle se colore d’une dorure moirée de rouge : le fleuve capture en lit le rayon solaire – autrement dit l’amour – qu’il amasse en métal précieux. Les images propulsent ensuite dans la brutale armature d’un chantier à ciel ouvert, admiré d’impatience par les dieux. En surplomb, deux énormes têtes (qui pourraient rappeler les immenses pantins des fêtes turques du XVIIe siècle) viennent représenter les Géants bâtisseurs. Déjà un frac rouge intrigue les regards, tour à tour double de Loge et allégorie de l’Or ou du Rhin. Reptiliens, les Nibelung tentent d’échapper au joug d’Alberich : en vain les silhouettes escaladent la paroi de verre et glissent dans les nimbes. L’écran autorise un traitement bien vu de la transformation du nain tyrannique en dragon (Nosferatu) puis en crapaud (ingénieuse morphose). Blanc sur noir, la malédiction de l’Or se grave rageusement en lettres inconnues, runes éternelles. Tel le bocal rhénan des premières mesures, une Freia détourée dans le décor se remplit d’or. Enfin, après que Fafner a tué Fasolt dans une pantomime moins heureuse et un peu gore, apparaît le toit du MÜPA lui-même, Walhalla avec piscine solennelle en vue imprenable sur les rives du Danube. Cet univers ne délaisse pas de diriger son petit monde, se gardant de trop « psychologiser » les relations entre dieux – par exemple : à la touche de l’aquarium apparaît un Loge avisé plutôt que malin, loin de la roublardise habituelle, un Loge qui observe, pense, prédit et vérifie comme un sage. Avec un traitement vidéastique exemplairement musical, voilà qui promet pour la suite du cycle.

On ne le dira jamais assez : les orchestres hongrois peuvent s’enorgueillir d’un talent et d’un savoir-faire « bluffants », mais encore d’une personnalité immédiatement identifiable, une couleur expressive qui forcément fait merveille dans ce Rheingold. Dirigé par Ádám Fischer, le MR Szimfonikusok Zenekará livre une fosse d’une étonnante fluidité d’où naissent tout naturellement les flots du Rhin. L’interprétation, souvent urgente, raconte génialement ce que l’image tait encore, avec des moyens remarquables, comme ces bois somptueux, ces cordes soyeuses, ces cuivres martiaux. Tout en soignant méticuleusement l’équilibre scène-fosse, le chef cisèle profondément un Ring qui déjà s’annonce grand.

D’une distribution globalement satisfaisante, on oubliera vite Freia, Froh, Donner et Mime qui, pour assurément posséder des organes conséquents, oublient quelques peu la musique. Ainsi s’attache-t-on plus aux Géants – dont les formats vocaux s’affirment précisément géants sans escamoter la nuance et l’art. Géza Gábor est un Fasolt lyrique et vaillant, quand plus noir encore se révèle le Fafner de Walter Fink, luxueusement projeté. Il faut un temps de chauffe à l’Alberich d’Hartmut Welker pour prendre ses marques, doucement sournois à souhait durant la scène du Tarnhelm et convainquant dans la malédiction. Arborant l’exacte typicité du rôle, Erika Gál campe une Erda à l’onctuosité impérieuse. Avec un impact jamais heurté et une couleur généreuse, Judit Németh est une fort belle Fricka, de grande souplesse. Avec une conduite raffinée de la dynamique, Christian Franz sert un Loge caressant et bien chantant. Bien qu’on ne saisisse pas toujours son allemand, Egils Silins prête un cuivre efficace à l’aigu de Wotan, avec un registre grave et un médium sombres ; l’émission est ample, grand le souffle, et la présence en scène fait son effet.

A-t-on jamais rencontré meilleures Rheintöchter ?... Avantagé par le timbre rond et lumineux de Polina Pasztircsák (Woglinde), l’impact sensuel de Gabriella Fodor (Wellgunde) et la souplesse indiciblement élégante du chant de Zsófia Kálnay (Flosshidle), le trio aquatique jouit d’une musicalité époustouflante. La chose est si prégnante qu’il nous fallait finir par cette prouesse ! À demain…

BB