Chroniques

par katy oberlé

Manon
opéra de Jules Massenet

Opernhaus, Zurich
- 4 mai 2019
Piotr Beczala et Elsa Dreisig dans "Manon" de Jules Massenet à Zurich
© toni suter

En confiant sa fosse au généreux Marco Armiliato, l’Opéra de Zurich assume le risque d’une Manon ultra-lyrique, peut-être un peu vériste, même, ce qui est nullement antagoniste avec le célèbre ouvrage de Massenet dont la verve s’apparente parfois à ce genre. En parfaite complicité avec la mise en scène (dont nous parlerons plus loin), le chef génois [lire nos chroniques de La rondine, Il trittico, Il trovatore, La fille du régiment et Andrea Chénier] tire, en effet, la musique du Français vers la verve du répertoire italien qu’il connaît comme sa poche, lui qui dirigera ces prochains mois Turandot, La bohème et Macbet au Met’, La traviata à Munich et Aida à Vienne. À la tête du Philharmonia Zurich, il s’attache au romantisme de la pièce, à ses élans mélo’, à des débordements sentimentaux qu’on ne saurait lui reprocher, puisqu’ils sont ceux de la partition, plus parsemée de romances que d’airs. Et si, par moments, certaines voix ont du mal à passer la rampe, ce n’est pas parce qu’Armiliato débride l’orchestre mais parce que, à la base, elles ont du mal à passer la rampe, point. Préparés par Ernst Raffelsberger, les artistes du Chor der Oper Zürich servent au mieux leur partie.

Quel bonheur de retrouver l’excellentissime Piotr Beczala en Chevalier des Grieux ! Sept ans après avoir brillamment débuté dans ce rôle – c’était à New York – et un an après le somptueux Werther qu’il incarnait ici-même, le ténor polonais (devenu suisse entre temps) triomphe aujourd’hui grâce à la parfaite maîtrise de tous ses moyens. Il soumet la couleur vocale, très claire, le phrasé élégant, l’extrême précision qui caractérise son chant et une présence théâtrale sans commune mesure à l’ardente passion du personnage, traduite par des nuances plus que grâcieuses, qui culmine en des aigus sensationnels. La sensible musicalité de ce grand chanteur [lire nos chroniques de Rigoletto, La bohème, Rusalka, La traviata, Iolanta, Un ballo in maschera et Lohengrin, ainsi que de son remarquable récital salzbourgeois] place la soirée au rang des plus belles qu’on a connues.

Hélas, on ne peut pas en dire autant d’Elsa Dreisig… Si la charmante petite Manon presque adolescente du premier acte trouve avantage dans la lumière toute personnelle du soprano [lire notre chronique de Carmen], la fatale séductrice de la suite, intrigante, calculatrice, charismatique, ne s’en satisfait aucunement. Oui, les vocalises marchent bien, mais les aigus coincent trop souvent, forcés qu’ils sont par une artiste qui n’est pas en pleine possession de ses moyens. De cette prise de rôle qui déçoit, il faut souligner l’immense sottise de confier à une chanteuse nettement trop jeune une tâche qui nécessite du métier – on pourrait même s’interroger sur le danger d’un tel risque. Sans parler de l’absence d’adéquation avec Beczala, la tension d’un chant sec et l’absence de legato engendrent un timbre monochrome, peu propice à l’expressivité, qui ternit le personnage.

L’ensemble de la distribution fait un sans-faute réjouissant. Les jeunes Natalia Tanasii, Yuliia Zasimova et Deniz Uzun [lire notre chronique du 1er décembre 2017] campent avec l’efficacité et la fraîcheur requises les trois comédiennes Javotte, Poussette et Rosette. On remarque également le ténor bosniaque Omer Kobiljak qui s’acquitte plus qu’honorablement des rôles du Joueur, du Garde et de l’Archer, et qu’il nous tarde de pouvoir goûter dans des personnages plus importants. On retrouve Éric Huchet en brillant Guillot de Morfontaine, ici maître en diction française [lire nos chroniques de Jeanne d'Arc au bûcher, Colombe, Les contes d’Hoffmann, Dialogues des carmélites, Charlotte Salomon et Le Pré aux clercs], et le baryton Marc Scoffoni en solide Monsieur de Brétigny [lire nos chroniques du Portrait de Manon, d’Adriana Lecouvreur, La traviata et Così fan tutte]. Enfin, nous découvrons un baryton-basse de belle stature : l’Ukrainien Yuriy Yurchuk, voix enveloppante et puissante qui sied à un Lescaut plus charmant encore que sa gentille cousine.

Enfin une vraie bonne idée de mise en scène !
Plutôt que de tenter une transposition impossible de Manon au XXIe siècle où fleurissent sans faire scandale les histoires de jeunes filles volages qui conduisent leur carrière avec des roulements de fessier rondement étudiés, Floris Visser, loin de s’en tenir au premier tiers du XVIIIe dans lequel le roman fut écrit, réalise une actualisation maligne à l’époque de Massenet lui-même, temps d’hypocrite morale bourgeoise dont la bien-pensance donne sens à l’argument. Avec la maestria saluée dans nos colonnes [lire notre chronique de Semele], cette nouvelle production mène un jeu leste dont trouble positivement l’absence de jugement : les événements paraissent exposés tels quels, selon une sorte d’objectivité factuelle qui donne toute sa chance à chaque personnage, sans noircir le tableau. Une sorte de fatalisme social est à l’œuvre, plutôt qu’une adroite manipulation dramaturgique. Avec la complicité de Dieuweke van Reij pour les costumes et les décors, Visser dessine un destin qu’il invite à considérer sans a priori. La lumière soignée d’Alex Brok révèle une société sous la domination d’une fièvre des plaisirs, celle du Paris de la création de Manon, en 1884, à la salle Favart. Poussant plus avant le procédé, le metteur en scène ose une mise en abime, non de l’opéra, du compositeur ou du roman, mais du bénédictin Prévost d'Exiles, qui inscrit génialement son travail dans le scandale rencontré par son Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, censurée à deux reprises dans les années 1730 avant de paraître en 1753 dans une version moins anguleuse : imaginez un instant Piotr Beczala dissimulé dans la soutane d’un curé mondain... Armé d’une direction d’acteurs infaillible, le spectacle est une réussite qui mène à bon port son option. Voilà un créateur qu’il faut garder à l’œil !

KO