Chroniques

par laurent bergnach

Il segreto di Susanna | Le secret de Susanne
intermezzo d’Ermanno Wolf-Ferrari

La voix humaine, tragédie lyrique de Francis Poulenc
Opéra royal de Wallonie, Liège
- 27 janvier 2016
Patrick Davin joue Il segreto di Susanna (1909) et La voix humaine (1959)
© lorraine wauters | opéra royal de wallonie

Coproduits avec des théâtres de Paris et Luxembourg, voici deux ouvrages en un acte présentés pour la première fois à l’Opéra royal de Wallonie : Il segreto di Susanna, intermezzo signé Wolf-Ferrari, et La voix humaine, tragédie lyrique qu’on a connue, ces dernières années, associée à d’autres pages de Poulenc – Les mamelles de Tirésias, La dame de Monte-Carlo [lire nos chroniques du 20 janvier 2006 et du 2 novembre 2005] –, à certaines proches de son univers, ainsi que le sont L’heure espagnole de Ravel ou Une éducation manquée de Chabrier [lire nos chroniques du 10 avril 2015 et du 28 février 2010], voire, au contraire, plus surprenantes comme Le château de Barbe-Bleue de Bartók et même Erwartung de Schönberg [lire nos chroniques du 23 novembre 2015 et du 19 mars 2010].

À la frontière d’un art savant et populaire, et à bonne distance des courants de son époque (postromantisme, néoclassicisme, etc.), Ermanno Wolf-Ferrari (1876-1948) vit son heure de gloire avant la Première Guerre mondiale. Éreinté pour Cenerentola (Venise, 1900), encensé pour I quattro rusteghi (Munich, 1906) [lire nos chroniques du 9 janvier 2016 et du 29 février 2008], l’ancien élève des Beaux-arts prépare I gioielli della Madonna (Les joyaux de la Madone ; Berlin, 1911), un drame lyrique en trois actes que doit enlacer Il segreto di Susanna, dans la tradition du XVIIIe siècle. Finalement, le divertissement écrit sur un livret d’Enrico Golisciani voit le jour séparément, créé le 4 décembre 1909 à l’Hoftheater de Munich [lire notre chronique du 2 mars 2007].

Le secret de la Comtesse Susanna, c’est une appétence au tabac que Ludovic Lagarde met en scène assez vite, pour rendre le public complice, à l’instar du vieux serviteur Sante. On mesure alors l’injustice du Comte Gil à soupçonner la présence régulière d’un amant ou citer sa belle-mère comme modèle de « femme admirable, digne et austère ». Ce machisme est heureusement le fruit d’une furie temporaire puisque, au final, l’homme encourage son épouse à s’émanciper – rappelons que si les années vingt ont popularisé coupe garçonne et fume-cigarette, des frondeuses furent condamnées dix ans plus tôt pour avoir fumé en public.

Il revient à Anna Caterina Antonacci d’incarner Susanna, ce qu’elle fait avec souplesse, onctuosité, couleur et expressivité. Le soprano n’est pas pour rien l’un des plus appréciés de sa génération. Ses partenaires sont le danseur Bruno Danjoux (Sante) dans un rôle muet et Vittorio Prato (Gil), baryton au timbre rugueux, doté du souffle et de la projection nécessaires, souvent applaudi par notre rubrique [lire nos chroniques du 23 mars 2011 et 26 février 2010, entre autres, ainsi que nos critiques du DVD La Salustia et Ariodante]. À la tête de l’orchestre maison, Patrick Davin soutient les chanteurs avec nuance, après une ouverture ronde et enlevée, au ton de comédie élégante. Malgré ces talents réunis, avouons que le vaudeville n’est pas assez drôle pour empêcher certains de piquer du nez…

Ce 25 janvier, retirée de la scène depuis plus d’un demi-siècle, Denise Duval nous quittait, à l’âge de quatre-vingt quatorze ans. Muse, conseillère et amie de Francis Poulenc, elle avait chanté Thérèse (1947) et Blanche (1957) avant de devenir Elle, une jeune femme qu’on abandonne pour se marier, après cinq ans de relation. C’est bien sûr la pièce éponyme de Jean Cocteau, présentée en 1930, qui sert à écrire l’opéra en un acte créé à l’Opéra Comique le 6 février 1959. Pour l’anecdote, rappelons que chanteuse et compositeur sont en pleine déconfiture sentimentale durant les répétitions, chacun avec leur amant respectif.

Antonacci retrouve le vestibule étriqué de tout à l’heure, sans les éclairages contrastés de Sébastien Michaud (orange, fuchsia, etc.) qui coloraient les volutes de fumée comme les émotions variées de l’amour. Tout est maintenant d’une blancheur d’hôpital. La porte de sortie a disparu, remplacée par une version latine et animée des Larmes de Man Ray – selon l’idée originelle de Cocteau qui souhaitait au mur « une image d’aspect maléficieux ». Piégée dans sa douleur, sa solitude, Elle n’a plus qu’à tourner en rond, ce à quoi l’invite un décor pivotant sur son axe central – presque en silence, bravo à Antoine Vasseur ! – qui ne cache bientôt rien du domicile. La baignoire se rempli d’eau, filant la métaphore des pleurs et prémices, peut-être, d’une nouvelle tentative de mourir.

Escortée par des musiciens qui alternent sécheresse et moelleux, en accord avec l’ultime torture d’un dialogue entre amants désunis, le soprano prend le temps de se poser, moins chanteuse lyrique que tragédienne à la diction impeccable – parmi tant d’ouvrages français abordés, on se souvient de ses prestations parisienne dans Pénélope et Carmen [lire nos chroniques du 20 juin 2013 et du 4 décembre 2012]. L’interprète se montre caressante et tendre (« Tu avais raison, comme toujours »), presque agacée au moment du mensonge (« Très bon. Non, je suis là »), mais encore soulagé et lasse (« On avait coupé »). Une performance dont pourront profiter en direct les auditeurs de Musiq3, le 30 janvier prochain.

LB