Chroniques

par bertrand bolognesi

Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme
opéra de Richard Wagner

Bayreuther Festspiele / Festspielhaus, Bayreuth
- 11 août 2023
Somptueuse Senta d'Elisabeth Teige à Bayreuth, dans la production Tcherniakov
© bayreuther festspiele | enrico nawrath

Un an après en avoir découvert la fort belle production de Tristan und Isolde par Roland Schwab et le nouveau Ring, confié avec moins de bonheur à Valentin Schwarz [lire nos chroniques du 12 et du 15 août 2022], nous retrouvons le Bayreuther Festspiele qui affiche, ce soir, Der fliegende Holländer, le plus ancien des ouvrages programmés sur la Colline verte – voilà qui changera bientôt, le festival ayant décidé de fêter son cent cinquantième anniversaire (2026) en intégrant Rienzi, der letzte der Tribunen à son répertoire, ce qui porte à huit ouvrages un événement qui en alternait sept depuis sa création. Créé en 2021, dans des conditions encore contraintes par la pandémie de SARS-CoV-2 qui a si grandement perturbé la vie culturelle, le spectacle sera durant plusieurs éditions encore, ce dont on se réjouit au baisser de rideau, deux heures trente après le lever de baguette.

Si, ces quinze dernières années, l’on apprécia diversement le travail de Dmitri Tcherniakov, il faut reconnaître que sa lecture du Vaisseau fantôme intègre le catalogue de ses réussites, où compter Eugène Onéguine, Le prince Igor et Lulu [lire nos chroniques du 8 septembre 2008, du 1er mars 2014 et du 6 juin 2015]. À l’artiste russe il fut souvent reproché d’aborder les opéras par le prisme d’un drame familial, intégré ou juxtaposé à l’argument d’origine. C’est encore le cas, sans pourtant que la démarche évolue a contrario de l’œuvre. À la question, toujours justifiée, de la compréhension de l’intrigue pouvant être rendue difficile par telle posture, on répondra par le rappel du lieu de la représentation où, n’en doutons point, le public n’en est certes pas à son premier abord de cet opus – s’il est un endroit où se permettre la distanciation, c’est bien le Bayreuther Festspiele, croyons-nous. L’histoire venue entendre ici est racontée d’inédite manière, grâce à l’essentielle subjectivité de toute pratique artistique, ce qui aiguise remarquablement la concentration et l’acuité du spectateur. Et si souvent l’on reprocha au système-Tcherniakov de s’enferrer jusqu’à l’absurde dans sa lancée, reconnaissons qu’il tient, cette fois, parfaitement la route.

Une pantomime débute la soirée, avant même que retentisse l’Ouverture. Décorateur avant tout, Tcherniakov dessine une ville dont il conjugue la mobilité des pâtés de maisons à une lumière intrigante, rigoureusement soignée par Gleb Filshtinsky. Une femme ajuste ses attraits, d’un geste affectueux et cependant ferme éloigne son gamin, l’heure de la clientèle sonnant bientôt. Un homme apparaît et, après l’affaire sommairement débattue, leurs ébats commencent. Les années passent, l’enfant grandit, le métier est de plus en plus incertain pour une femme prenant de l’âge : à une crémaillère, typique des bâtisses amstellodamoise, elle se pend. Ainsi le triple traumatisme du petit s’est-il déroulé sous nos yeux : être chassé par sa maman lorsqu’elle racolait, ce qui n’empêcha pas qu’il l’interrompît dans sa besogne ; la prise de conscience de la nature de ladite besogne ; enfin l’irrémédiable privation de cette maman par le suicide. Lorsque s’ouvre le premier acte, nous retrouvons, attablé à la terrasse d’un estaminet, cet homme qui n’eut garde de sauver le couple mère-fils en les sortant de leur sinistre situation : c’est Daland, ni plus ni moins, devisant avec son équipe qui désormais domine la vie de la cité. Une autre bande prend bientôt place dans cette rue grise : celle du Hollandais, soit l’enfant devenu adulte, que nul ne reconnaît alors.

Après un acte médian dont les fileuses forment un sympathique chœur de nanas dirigé par une Mary bonne-fille, en rude gilet de laine, et qui montre clairement la relation quasi-maritale entre la nourrice et Daland, lors du repas en bow-window durant lequel l’intrus, encore perçu comme un bon parti, est présenté à Senta, l’ultime chapitre révèle le projet criminel dans toute son ampleur. La ville bouge, les maisons sont bientôt rangées d’un seul côté, autour du clocher, laissant libre, de l’autre, une large esplanade. Sur le port s’affrontent les deux bandes, nettement définies – outre l’attitude très différentes des membres de chacune d’elles, la vêture, réalisée par Elena Zaytseva, aide à les identifier. Le calme glacial traduit la détermination du Hollandais, tueur sans état d’âme qui ne sourcille pas même lorsqu’il presse la gâchette, de tout détruire, resté scotché dans le destin du petit garçon – voilà un bel exemple de résilience, n’en déplaise à ceux qui dévoyèrent le mot vers une acception résolument positive qui n’est absolument pas la sienne, comme à ceux qui depuis l’emploient à tort et à travers sans en connaître le sens véritable. C’est à Mary que revient l’issue de la catastrophe engagée, c’est elle qui libère le Hollandais en l’abattant et sauve la ville.

Est-ce là l’opéra du jeune Wagner ? Tout y est, n’en doutons pas, y compris le sacrifice de Senta, aveuglée dans un syndrome de Stockholm, plus fort encore que s’il avait été accepté par l’errant qui violemment la rejette. Seul lui demeurera l’enfant sacrifié. Le geste dramaturgique du compositeur-librettiste n’hésitait pas à intégrer le très impur intérêt bourgeois de Daland vendant sa fille à n’importe qui pourvu qu’on le couvrît de riches présents : la radicalisation de cet élément déterminant de l’intrigue s’évère d’une indéniable cohérence. Et quand jamais l’on ne joue contre la musique s’impose la quadrature.

Sans conteste, nous bénéficions aujourd’hui de la plus belle distribution qu’il nous ait été donné d’entendre (hormis par des témoignages sonores d’un temps antérieur au nôtre). Ainsi retrouve-t-on l’excellent Attilio Glaser qui prête au Timonier son incisive clarté, de grand effet [lire nos chroniques de Salome à Berlin, Die ägyptische Helena et des Rheingold de Götz Friedrich, de Stefan Herheim et de Schwarz], ainsi que Nadine Weissmann, contralto dont la générosité du velours n’a d’égal que le grand souffle, Mary invasive comme une mer [lire nos chroniques du Rheingold à Weimar et ici-même, de Siegfried, Götterdämmerung, Die tote Stadt, Mathis der Maler, Medea et Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny]. Coutumier du rôle [lire nos chroniques des productions d’Alex Ollé et de Jan Philipp Gloger], le ténor croate Tomislav Mužek campe un Erik simplement glorieux dont laissent songeur la pureté du timbre et la facilité de la projection [lire nos chroniques de Moïse et Pharaon, Salome à Paris et du Stabat Mater de Dvořák]. Régulièrement applaudi dans les basses wagnériennes et plus souvent encore en cette Festspielhaus (les énumérer serait fastidieux), Georg Zeppenfeld livre un Daland à l’autorité subtilement fragile, humain rien qu’humain, par une ligne vocale élégante. Récemment salué en Wotan à Berlin, d’ailleurs dans l’approche de Tcherniakov [lire nos chroniques unter des Linden de Das Rheingold, Die Walküre et Siegfried], le baryton-basse Michael Volle livre un Hollandais intelligemment mené et fort nuancé. Une voix domine ce sextuor ô combien valeureux : celle d’Elisabeth Teige, soprano dramatique au format plus que généreux dont est proprement sidérante l’évidence d’émission – la dame chante comme l’on respire [lire nos chroniques de Götterdämmerung à Bayreuth et de Turandot] ! Sa Senta bouleversante emporte les suffrages et fera date. À ces atouts de taille s’ajoutent les artistes du Festspielchor, préparés par Eberhard Friedrich, d’une vaillance et d’une musicalité exemplaires, mais encore le mystère d’une fosse fougueusement emportée. Au pupitre du Festspielorchester, la cheffe ukrainienne Oksana Lyniv [lire nos chroniques de La pucelle d’Orléans et de Mese Mariano], première femme à avoir dirigé au Bayreuther Festspiele – c’était le 25 juillet 2021 et cette même production –, signe une version où se concentre toute la légende.

BB