Chroniques

par david verdier

Capriccio
conversation en musique de Richard Strauss

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 8 septembre 2012
à Garnier, Michaela Kaune attire tous les regards, dans Capriccio de Strauss
© elisa haberer | opéra national de paris

A priori, tout sauf un opéra – tout au plus une œuvre inclassable, impossible. En faisant le choix d'un argument aux abords verbeux et abstraits, Richard Strauss se prenait au jeu de son premier librettiste, Stefan Zweig, qui lui suggérait de prendre pour thème le Prima la musica e poi le parole, un divertimento teatrale de l'abbé de Casti, mis en musique par Salieri. Strauss vit immédiatement l'attrait insolite qu'il pouvait en tirer, inversant d'emblée la formule pour en faire la devise centrale et polémique de son ouvrage : « prima le parole, doppo la musica ».

Peu importe si l'on croit deviner dans le livret une écriture à plusieurs mains ; le matériau porte fièrement son éclectisme, fruit d'une collaboration entre le compositeur et « son » chef d'orchestre, Clemens Kraus. Capriccio est une parenthèse suspendue hors du temps, écrite aux heures les plus sombres de l'Histoire alors qu'un déluge de feu allait bientôt s'abattre sur l'Allemagne et réduire en cendres le monde du passé. Ostensiblement anachronique, c'est une œuvre intemporelle et historiquement, musicalement, esthétiquement hors-cadre. Quoi de plus sublime et de plus futile qu'un opéra sur le langage (littéraire et musical) quand est déclarée la guerre totale, anéantissant les théâtres qui venaient de l'accueillir ? Le XVIIIe siècle français qui sert de cadre de convention à l'opéra n'est pas sans rappeler la nostalgie d'un monde qui s'achève, oublieux de la rumeur révolutionnaire qui gronde à sa porte.

Autant le dire tout de suite : dans l'échelle de ce qu'il nous a été donné à voir de plus beau à ce jour, la scénographie de Robert Carsen atteint l'un des plus hauts degrés – on n'ose dire un degré définitif. La première des raisons vient du fait que son travail montre ce que littéralement devrait proposer toute scénographie, à savoir une « mise en scène » de l'œuvre à travers le sentiment de celui qui la traduit en gestes et en images. Ce manifeste esthétique en creux repose sur le principe de la mise en abîme des éléments qui composent l'intrigue. Le trompe-l'œil agit à tous les niveaux, depuis les décors jusqu'aux personnages, assumant ce subtil jeu de dupes auquel nous sommes conviés. Toutes les paroles échangées ont déjà été prononcées ; le présent est fait d'un passé immédiat sous de faux airs d'improvisation et de badinage.

Tout le génie de Strauss est là : faire d'une discussion au cours de laquelle émerge l'idée d'un opéra l'argument de cet opéra. Le principe n'est pas neuf, il y a des précédents – surtout en littérature (L'illusion comique de Corneille, par exemple) et, pour ce qui est de la musique, on pourrait citer Die Meistersinger von Nürnberg ou le prologue d'Ariadne auf Naxos. Contrairement à ces références, Capriccio ne délivre aucun message nationaliste et la conversation en musique ne se borne pas à de simples aspects techniques ou anecdotiques. Cet anti-opéra est une traversée du miroir – pas simplement opéra dans l'opéra, mais opéra sur l'opéra.

Le défi de montrer un avant-théâtre qui deviendrait pur théâtre passe par l'illusion parfaite d'investir un lieu unique : le Palais Garnier. Carsen y installe une partie de l'action. En pénétrant dans la salle nous sommes conviés à regarder les domestiques installer les chaises ; la Comtesse est parmi les spectateurs, puis rejoint la scène, etc. Ce théâtre musical est montré dans la réciprocité d'un théâtre dans la vie et la vie dans le théâtre – emboîtement subtil d'une suite d'idées les unes dans les autres qui a pour conclusion les paroles dans la musique, la musique dans les paroles.

Cette immanence du théâtre possède son principe en soi-même, à la fois omniprésent et dissimulé. Strauss l'a voulu ainsi et la mise en scène respecte parfaitement ce principe : un théâtre musical qui ne se distingue pas de ce sur quoi il agit, sorte de boucle sans fin. Derrière le conflit théorique (et assez creux, il faut bien le reconnaître) entre les paroles et la musique, triomphe l'apologie du théâtre dont, derrière le masque de Laroche, Strauss célèbre la grandeur. De ce point de vue, son monologue importe davantage que celui de la Comtesse, à l'issue prévisible et à la portée dramatique assez limitée. L'opéra ne peut logiquement se construire sur une discussion et trouver une issue définitive. La conclusion est impossible puisque le verbe et la musique se fécondent mutuellement. Pour parvenir à ses fins, l'ouvrage nécessite des interprètes une parfaite lisibilité dans la circulation des mots et des idées. Cette intelligibilité – la Wortdeutschlichkeit chère au compositeur – est soutenue par une distribution soucieuse d'un accord parfait entre sensible et sensibilité. L'artifice est de mise et les personnages servent de porte-noms à un discours souvent réduit à des concepts désincarnés. Dans cet univers de faux-semblants, le décor joue un rôle muet qui décuple la portée des joutes oratoires.

Robert Carsen a offert à Hugues Gall un spectacle de très haute tenue, une ode à la dimension de la beauté exubérante de Garnier, dessinée sur mesure. La dernière scène concentre tout l'impact émotionnel que la conversation avait jusqu'alors dispersé. Pour la première fois, le rideau se lève… sur un lever du rideau, et la Comtesse fait face à son double dans le miroir. Son monologue s'adresse autant aux protagonistes absents qu'à elle-même, la musique souligne cet acmé dramatique et psychologique à travers lequel se dédoublent les êtres et les sentiments. Les décors s'envolent dans les cintres tandis que les lignes de fuite se referment, révélant tout au fond le foyer de la danse, ce lieu secret et magique dissimulé derrière la scène. Une danseuse y répète ses mouvements, comme le couvercle d'une boîte à musique qui se referme sur cette mécanique du sublime.

Une scénographie de ce niveau mérite une distribution qui maîtrise aussi bien le chant que le jeu. Joseph Kaiser et Adrian Erőd forment un couple parfaitement homogène mais sans le brio et l'abattage qui conviendrait. Dans la scène du sonnet, on hésite à donner sa préférence au ténor tant il surveille de près sa ligne de chant (on est un soir de première, ceci explique cela). Adrian Erőd chante un Olivier qui n'a pas entièrement oublié Beckmesser ; la voix est saine, l'intonation nette, mais l'ensemble n'est pas très chaleureux. Face à eux, le Laroche de Peter Rose joue la carte de la bonhomie paternelle, un peu bourrue mais apte à se déployer quand la partition l'exige. Son grand monologue est abordé vaillamment et va au bout du projet malgré quelques tensions dans l'aigu. Bo Skovhus n'a plus dans la voix les éléments qui en feraient un Comte idéal ; il déplace dans un jeu assez caricatural ce qu'il ne peut donner techniquement par le chant. Michaela Schuster (Clairon) lui donne une réplique charnue aux limites du cabotinage. La Comtesse de Michaela Kaune attire tous les regards, jouant exactement avec l'esthétique sur papier glacé que lui a confié Robert Carsen. La voix est ferme et bien en place dans les nombreux changements de registres. L'incarnation est souvent relayée au second plan, noyant la profondeur psychologique du personnage derrière l'attention portée à la maîtrise technique. Un mot enfin pour les seconds rôles, la componction impeccable du majordome de Jérôme Varnier, le désopilant duo des chanteurs italiens (excellents Barbara Bargnesi et Manuel Nuñez Camelino) et le portrait-charge de Ryland Davies en Monsieur Taupe.

Musicalement, un dense réseau citationnel sert de toile de fond à un humour décalé qui joue avec brio d'autodérision (les wagnérismes de jeunesse avec Guntram, l'art de la conversion bourgeoise d'Intermezzo et le goût pour la tragédie grecque d’Elektra). Le sextuor est un peu timoré, limitant dans le milieu de l'archet les ornements compliqués et les relances virtuoses, ce qui efface un peu la couleur vieil-or de cette pudeur mélancolique et rococo. Philippe Jordan dirige un Strauss moiré et subtil, vivifiant le discours musical autant que nécessaire, sans jamais céder à l'excès de teintes capiteuses. Il est le troisième élément sans lequel les enjeux théoriques perdent tout leur sens et leur valeur. « Prima la musica, prima le parole ».

DV