Chroniques

par bertrand bolognesi

Semiramide | Sémiramis
opéra de Gioachino Rossini

Opéra de Rouen Normandie / Théâtre des arts
- 10 juin 2025
à Rouen, le spectre de Ninus, dans "Semiramide" de Rossini d'après Voltaire...
© caroline doutre

Se lancer dans une nouvelle production de Semiramide, le célèbre opera seria de Rossini, créé à La Fenice le 3 février 1823, est assurément fort audacieux. Contrairement à une idée reçue assez sotte, cette musique n’est pas du tout facile à diriger, le compositeur n’ayant pas sacrifié l’écriture des timbres à l’intégration des conventions de son temps, qu’il respecte, tout en exigeant le soutien des solistes, notamment dans l’accompagnato, toujours extrêmement délicat. Ainsi a-t-on entendu récemment certains chefs briser, malgré leur bonne renommée belcantiste, l’interprétation à cet écueil. La Florentine Valentina Peleggi n’y échoue pas, malgré un début qui laisse craindre pour la suite. Sous son inflexion, l’Ouverture semble manquer de la vivacité nécessaire, peut-être sacrifiée à une approche dûment soignée dont le caractère n’évite pas une certaine gravité, parfaitement d’à-propos. La succession des divers moments de cette entame sont trop longtemps séparés, comme par une conception d’un ceci-et-puis-cela qui confine à la lourdeur, sans esprit du long terme, où un sort paraît être fait à tout. Mais voilà que commence le théâtre, et avec lui une urgence nouvelle où se révèle l’exemplaire tonicité qui sert au mieux la vaste épopée lyrique de la soirée. La cheffe d’alors respirer avec les chanteurs, quoique sans complaisance aucune, tout en ciselant une fosse plus qu’honorable – nous apprécions particulièrement les vents de l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen qui rayonnent d’une indéniable santé en exerçant ici un sens musical de bon aloi.

Le danger de tous les dangers, lorsqu’on affiche Semiramide, demeure assurément le casting. Outre l’obstacle objectif de l’exigence de la partition entre également en jeu la mémoire que le public peut garder de certaines grandes incarnations dont intimide la référence. Mais à trop circonscrire l’ambition, on ne fera plus rien… ce que sait fort bien Loïc Lachenal, directeur général et artistique de l’institution rouennaise, lorsqu’il engage ses équipes dans si périlleuse aventure. De ce point de vue, presque tout concourt à la satisfaction. Aussi débarrassons d’emblée le lecteur de la seule réserve à émettre sur le sujet, en évoquant la prestation de Franco Fagioli dans le rôle d’Arsace. Arborant d’innombrables registres dans sa tessiture, le contre-ténor heurte une flottaison plus qu’hasardeuse de l’un à l’autre, appuyant là et désinvestissant ici, jusqu’à livrer une composition qui pose franchement problème. Tournons la page.

En Azema, nous retrouvons le mezzo-soprano Natalie Pérez dont, si l’impact s’affirme un rien timoré, la fiabilité jamais n’est mise à défaut [lire nos chroniques de Der Kaiser von Atlantis, Die sieben Todsünden, Orfeo et La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina]. En Mitrane nous découvrons Jérémy Florent, un jeune ténor à suivre. Applaudi tout récemment dans le répertoire mozartien [lire notre chronique de Mitridate, re di Ponto], Alasdair Kent campe un Idreno minutieusement serti dans une directionnalité presque menacée d’étroitesse, pour commencer, mais qui révèle ses atouts au fil de la soirée – atouts non négligeables que sont la parfaite précision d’intonation, l’égalité de timbre et une souplesse bientôt à son aise [lire nos chroniques de L’Italiana in Algeri, Il matrimonio segreto et Il Turco in Italia]. Enfin, c’est une nouvelle fois à l’excellente Karine Deshayes qu’est confié le rôle-titre [lire notre chronique du 4 mars 2018] : disposant en maîtresse de ses moyens vocaux, elle s’impose en souveraine au velours cruel et fourbe, humanisant peu à peu le personnage à la faveur de la verve rossinienne. L’agilité est à elle seule un bonheur, quand elle prend son envol sur une voix au format si évidemment confortable. Quant aux deux basses de l’affaire, chacune laisse l’auditeur pantois. Le Pétersbourgeois Grigory Shkarupa dispose de la stature physique d’un grand prêtre de Baal et possède ce qu’il faut d’autorité et de liant dans sa puissante voix pour magnifier la partie d’un Oroe magistral et charismatique [lire nos chroniques de Parsifal, King Arthur et Un ballo in maschera]. Quant au peu recommandable Assur – ici, c’est même un très vilain garçon –, il bénéficie de l’organe génialement extraverti de Giorgi Manoshvili qui capte aussi sûrement l’oreille que le félon s’envoie de fausse neige dans les voies supérieures. La couleur vocale terrifie avec grâce et l’habileté de l’émission sidère, suspendant les maxillaires de la salle dans une stupeur béate, vite transmuée en acclamations convaincues [lire nos chroniques de La tempesta, L’aube rouge, Bianca e Falliero et Attila]. De ce bel Assur nous nous souviendrons longtemps !

Reprenant son décor de temple conçu ici-même pour la mise en scène de Tancredi [lire notre chronique du 16 mars 2024], Pierre-Emmanuel Rousseau inscrit Semiramide dans une fertile filiation personnelle où le tout-jouir des ὕϐρις décorsetées se confronte à la colère divine via l’apparition du spectre du roi assassiné, criant vengeance. Dansé par Victor Bouaziz-Viallet – sa musculature impressionnante a pour toute vêture un sang éternellement frais et la poudre d’or à sourdre d’outre-tombe –, l’ombre de Nino, horrifique à souhait, marie via Voltaire les fantômes antiques aux élisabéthains. Dans Sémiramis, le dramaturge français mêle en effet les traditions de la tragédie antique et shakespearienne : le fantôme de Ninus, convoqué rituellement, incarne la mémoire et l’ordre moral, suivant l’héritage grec, mais encore agit-il sur la scène en visible accusateur et réel moteur de l’action, à la manière de Shakespeare. Dans l’opéra, cette figure se fait plus émotionnelle : ce sont les passions et l’argument qui dominent alors, effacent la philosophie, le livret de Rossi et l’œuvre de Rossini transformant la tragédie des Lumières en un spectaculaire drame de leur temps. Hanté, le Théâtre des arts ? Sans doute Grégory Delaplace verrait-il là une intelligence particulière ou, du moins, une texture de lieu effective*. Dans Semiramide, l’ombre de Nino surgit en bodybuilder sanguinolent, digne fantôme shakespearien boosté à l’opera seria. Voltaire s’en retournerait dans sa tombe (hantée ?), voyant son spectre métaphysique en furie dansante. Mais après tout, comme chez Delaplace, chaque fantôme mérite son cadre sensible, temple babylonien ou maison anglaise : l’essentiel, c’est qu’on y frissonne — avec ou sans preuve scientifique.

Avec la complicité de Carlo d’Abramo pour la chorégraphie et de Gilles Gentner aux lumières, Rousseau signe, comme à son habitude [lire nos chroniques de L’amant jaloux, Le comte Ory, La rondine et Thaïs], une production qui, pour ne pas surligner ses audaces, ne s’ancre toutefois point dans l’avant-hier — convoquant un imaginaire baroque nourri de cinéma (de Kubrick à Tony Scott), et sculptant une Sémiramis plus proche de Catherine Deneuve ou d’Erzsébet Báthory que des reines d'opérette, entre faste des eighties et vertige rituel. Bravo aux artistes du Chœur Accentus pour leurs vaillantes interventions.

BB

* in Grégory Delaplace, Les intelligences particulières : enquête dans les maisons hantées, Éditions Vues de l’esprit, 2021