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Chroniques
KaiserRequiem
spectacle d’Omer Meir Wellber
« Qu’est-ce que c’est, ce KaiserRequiem ? », m’écrivait un ami quelques minutes après que je fusse sorti de la Philharmonie de Paris après l’y avoir entendu. Je répondis alors : « L’idée d’un chef, qui semblait curieuse, et j’y allais presque à reculons… Plutôt que de donner tout seul l’opéra d’Ullmann, Der Kaiser von Atlantis, ou encore suivi ou précédé d’une exécution du Requiem de Mozart, il s’est agi de jouer l’opéra dans un tissage de ses scènes avec les séquences de la messe des morts mozartienne. Et c’est follement réussi ! ». Passé la déconvenue d’un téléphone mobile qui se crut assez malin pour transformer le mot mozartienne en Mozambique, mon enthousiasme atteignit-il l’interlocuteur ? Il ne me le dit pas, et vu que je m’étais rendu à la dernière des deux représentations de ce programme, il est certain qu’il ne put s’y ruer le lendemain.
Ne gaspillons pas de place à présenter une énième fois cette œuvre composée par le musicien autrichien Viktor Ullmann, durant sa détention au camp de Terezín après avoir vécu plusieurs années à Vienne puis à Prague, plusieurs mises en scène ayant été largement commentées dans nos colonnes [lire nos chroniques des productions que signèrent André Fornier, Marcelo Lombardero, Richard Brunel, Louise Moaty, Benoît Lambert et Ilaria Lanzino]. Précisons simplement que des deux versions de Der Kaiser von Atlantis oder Die Tod-Verweigerung (L’Empereur d’Atlantis ou Le refus de la Mort), Omer Meir Wellber, le chef d’orchestre qui est à l’initiative du projet, a choisi la première, à savoir la moins pessimiste.
C’est en effet au chef israélien que l’on doit ce moment passionnant. Par protestation contre une politique dictatoriale qui en arrive à déclarer « la guerre de tous contre tous », la Mort décide qu’elle ne tuera plus et le fait savoir. La mort, c’est à la fois celle des victimes de toute guerre, mais aussi celle de Mozart qu’elle faucha avant qu’il n’achève son Requiem, celle de ce Requiem lui-même, celle encore de tous les indésirables des années brunes, au cœur du IIIe Reich ainsi que dans ses territoires annexés comme la France de la collaboration, enfin celle du compositeur lui-même – interné dès septembre 1942, alors qu’il venait de finir l’opéra Der zerbrochene Krug d’après une comédie de Kleist [lire notre chronique du 15 avril 2018], Viktor Ullmann, en sus du mélodrame Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke [lire nos chroniques du 25 février 2010 et du 4 août 2011] et de ses Sonates pour piano [lire notre recension de l’enregistrement d’Edith Kraus], écrivit cet opus en sachant sans doute qu’il serait le dernier ; de fait, à la mi-octobre 1944, on l’emmenait à Auschwitz d’où jamais il ne reviendrait. Si tout d’abord le chef et concepteur a pensé écrire des transitions entre scènes d’Ullmann et séquences de Mozart, il a finalement opté pour des enchaînements parfois abrupts qui confèrent au spectacle une urgence saisissante.
Et la fanfare leitmotivique de l’opéra de retentir dans un impératif à peine contredit ensuite par le soyeux qui accompagne l’annonce altière du Haut-parleur, surgi dans les allées, côté public, clown très vif au visage trop blanc et bleu de travail, projetant sa diction allemande typiquement viennoise – à l’instar de celle d’une petite moustache tristement célèbre née à Braunau – à l’aide d’un mégaphone. Cette efficace composition du comédien Charles Morillon [photo] est ponctuée par les brefs inserts du Tambour, partie confiée au mezzo généreusement coloré et confortablement sonore de Christel Loetzsch [lire nos chroniques de Macbeth Underworld, Le soleil des eaux, Das Rheingold et Die Walküre]. « Commençons ! », et requiem aeternam fait son entrée. Lui succède la danse de l’Arlequin, personnage attachant campé par l’excellent Benjamin Hulett, en ténor puissant et acteur accompli [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Il re pastore, Saul, Ipermestra et Die Zauberflöte]. On retrouve dès lors Evan Hughes [lire notre chronique de Semele], descendant les gradins de la salle Pierre Boulez en donnant voix et pas à la Mort. Si la prestation demeure louable, la différence d’impact entre la Mort et Arlequin nuit quelque peu à la présence vocale de la basse étasunienne. Pour conclure sa majestueuse ballade au lyrisme grinçant, le Kyrie est engagé dans une tonicité presque tourbeuse, superbe d’expressivité.
À Christel Loetzsch (Tambour), il revient ensuite d’annoncer la terrible déclaration de guerre totale, décidé par Overall, empereur d’Atlantis. « Tous contre tous »… et un Dies iræ de train-fantôme court vers le feu, lestement mené par Omer Meir Wellber qui défend remarquablement son projet [lire nos chroniques d’Aida, Daphne, Mefistofele, Tannhäuser à Venise, Andrea Chénier à Paris puis à Munich, Madama Butterfly, Les vêpres siciliennes et Parsifal]. Puis c’est la survenue du Kaiser, incarné par le baryton-basse Thomas Johannes Mayer, un artiste applaudi maintes fois [lire nos chroniques du Deutsches Requiem, de Die Frau ohne Schatten, Arabella, Moses und Aron et La fille de neige, outre ses nombreuses apparitions wagnériennes]. L’écriture vocale ayant volontiers recours au parler comme au chant, une relative fatigue se laisse percevoir lorsque Overall parle, alors que par ailleurs il s’avère à son meilleur ; à l’inverse, si le chant de la Mort ne satisfait pas pleinement, sa déclamation séduit. Le chef ose un tuilage subtil entre le Tuba mirum et les bigarrures entartete de la facture ullmannienne. Juste près de mon oreille gauche commence la réplique du ténor : concentré sur la scène, je n’avais pas aperçu JunHo You, debout à mes côtés. Il gagne peu à peu ses partenaires en chantant, faisant montre, une fois de plus, de moyens évidents et d’une indéniable musicalité [lire nos chroniques de Tannhäuser à Francfort et d’Iolanta]. Les percussions interrompent l’office : Tambour et Haut-parleur s’émeuvent de la grève soudaine de la Faucheuse, et bientôt le Kaiser lui-même, par-delà l’ὕϐρις à diriger son victorieux enfer en atroce roi des ténèbres – Rex tremendæ, dit en effet KV.626.
La suavité de la scène amoureuse entre la Fille à la coupe au carré et le Soldat fait figure d’oasis théâtral, pour ainsi dire, dans l’hiératisme ambiant. On y retrouve l’exquis JunHo You et le soprano Rebecca Nelsen dont jusqu’à lors le chant n’a point tout à fait convaincu dans les séquences mozartiennes. En ce dernier tiers de la soirée, l’émission s’est stabilisée et l’opulence naturelle de sa voix trouve à s’exprimer amplement dans cette partie [lire nos chroniques d’Octet plus et de Paradise reloaded]. Une sorte de θρῆνος quasiment glamour bénéficie de la bonne santé des musiciens de l’Orchestre de Paris qui en livre une interprétation soignée à la désolation de laquelle s’enchaîne un fort vigoureux Confutatis d’Apocalypse. À l’issue de l’émouvant monologue du Haut-parleur, dépourvu de l’artifice cette fois, et sans notes, hardiment se trémoussent quelques résurgences de cabaret berlinois avant que la Mort propose un nouveau marché au souverain d’Atlantis : son dernier soupir viendrait rédimer son monde qui à nouveau pourrait n’être pas éternel. Au bref Abschied d’Overall succède un Recordare à la lumière salvatrice, où Mort et Empereur se disputent une dernière fois la partie, pourtant déjà jouée. Dans un climat de sérénité douce meurt enfin le dictateur. Dernières pages terminées par la main de Mozart, Lacrymosa et Amen concluent l’aventure, le Chœur de l’Orchestre de Paris gagnant le proscenium en tenue de ville, rendant ainsi le public à son actualité.
On savait Omer Meir Wellber chef d’orchestre, on le découvrit ensuite romancier (Les absences de Haïm Birkner, Éditions du sous-sol, 2022), il se révèle aujourd’hui concepteur et dramaturge de ce KaiserRequiem passionnant, mais encore humaniste : « Les dictatures ont existé et continuent d’exister aujourd’hui et continueront malheureusement d’exister. L’Empereur d’Atlantis traite de ces sujets bien au-delà de l’époque de sa création et des parallèles historiques que permettent ses personnages et leurs représentations. L’œuvre est aussi pertinente aujourd’hui qu’elle l’était alors. Je veux aussi montrer qu’il y a de l’espoir – et faire ressortir l’ironie, la satire, le grotesque qui se cachent dans cette partition » (brochure de salle).
BB