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Chroniques
Viktor Ullmann
Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke
Mort et transfiguration, Amour et mort du cornette Rilke, Marche funèbre : c’est un programme des plus cohérents – et des plus denses – que propose l’Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy. Initialement conçue comme une œuvre à part entière, avant même l’orchestration de la Première symphonie, en 1888, la Totenfeier de Gustav Mahler devint le premier mouvement de la Deuxième, créée six ans plus tard. C’est précisément dans ces années-là, achevant son Don Juan et la première version de Macbeth, que le jeune Richard Strauss (il a vingt-cinq ans en 1889) conçoit son vingt-quatrième opus, Tod und Verklärung, troisième volet d’une série de trois Tondichtung.
Disons-le d’emblée : dans la musique de Strauss, Daniel Klajner déçoit. Si les premiers pas s’affirment soignés et savamment tendus, le chef fonce ensuite tête-bêche dans une succession orgiaste d’effets mal dosés, de sorte qu’on ne comprendra plus grand’chose à son exécution. Certains aspects de l’orchestration peuvent annoncer les débordements d’Elektra (1909), il est vrai, mais de là à sans grand discernement solliciter tous les pupitres dans des fortissimi brossés à gros traits… Le sentiment qui suivait la représentation d’Ariadne auf Naxos, il y a quelques jours [lire notre chronique du 16 février 2010], se confirme : Strauss ne lui va pas, indéniablement.
En revanche, Mahler lui sied merveilleusement bien !
Daniel Klajner engage l’accord initial de la Totenfeier avec une présence incisive à laquelle il fait vigoureusement répondre contrebasses et violoncelles. Leste, son tempo avance fermement, ménageant toutefois un rien de sensualité aux cordes, sans jamais s’appesantir pour autant. Cette lecture nerveuse, en générale, étouffe un premier retour du thème initial dans la crudité idéalement travaillée du halo de timbale et cymbale, tandis que les contrastes décoiffent, jusqu’au retour définitif et conclusif, plus noir encore, littéralement cinglant.
Mais c’est avant tout pour Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke que nous faisons le déplacement. Pianiste, chef de chœur, chef d’orchestre, élève de Schönberg et de Zemlinsky, le Pragois Viktor Ullmann (né en 1898 à Těšín, alors en Silésie autrichienne) s’avèrera particulièrement prolifique dans le domaine de la musique vocale, puisque on dénombre quelques cinquante opus chantés sur environ soixante-dix-sept : cantates, chœurs, Lieder, airs de concert, élégies, sérénades, sonnets, symphonie lyrique, mélodrame, Gesänge, messe, opéras et même un Bühnenweihefestspiel (Der Sturz des Antichrist Op.9, 1935) ! Ayant joué Der Kaiser von Atlantis il y a quelques années, et s’apprêtant à donner Die Tote Stadt (mai prochain), Nancy affirme son intérêt pour ce répertoire.
Lors de sa captivité à Terezín, Ullmann compose cette Ballade d’amour et de mort du cornette Christophe Rilke d’après le poème de Rainer Maria Rilke. Il conçoit cette œuvre contemporaine de l’opéra Der Kaiser von Atlantis [lire nos chroniques du 10 janvier et du 30 avril 2006] pour récitant et orchestre. Il part le 16 octobre 1944 sans avoir pu en achever l’orchestration, si bien qu’on en joue la version pour récitant et piano. Ce soir, nous entendons l’orchestration réalisée par Henning Brauel à partir des indications d’Ullmann.
À la tête de la formation nancéienne, l’interprétation de Daniel Klajner s’avère délicatement sensible, osant des couleurs parfois impressionnistes que vient contrarier l’expressionnisme dominant. Till Fechner se montre bon récitant. Jemand erzählt von seiner Mutter voyage en une mélopée tendre doucement ironique, si l’on écoute bien le texte en pensant à l’endroit où la partition fut écrite. Changement radical de caractère pour le bondissant Ein Tag durch den Troß, avec de riches effets de timbres, la lumière de la clarinette introduisant parfaitement le lyrisme de Der von Langenau schreibt einem Brief, bientôt tourmenté. Le chef fait alors tout entendre, même au plus fort du tutti. Si la première partie se souvenait de Mahler, la suite se rapproche assez évidemment de Berg. Partition et interprétation passionnantes, comme cette effervescence sagement contenue d’Als Mahl begann’s, suivie d’une danse au raffinement chambriste, comme le figuralisme faussement naïf d’Ist das der Morgen ou l’idéale conduite de la dynamique dans Aber die Fahne ist nicht dabei. Après l’incandescence échevelée d’Er laüft um die Wette mit brennenden Gängen, cette ballade fiévreuse rencontre une sérénité inattendue dans un entrelacs de cordes et de bois auquel l’obstination discrète du piano donne tout son relief.
BB