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Chroniques
Carl Maria von Weber | Der Freischütz, opéra (version de concert)
Charles Castronovo, Nikola Hillebrand, Kyle Ketelsen, Golda Schultz, etc.
Si, chaque saison, le Théâtre des Champs-Élysées présente en scène des opéras, il en est plus encore à y être donnés en version de concert. Ainsi, après un Werther dramatiquement fort beau, le mois dernier [lire notre chronique du 31 mars 2025], réglé par un metteur en scène qui fut nettement moins heureux avec Puccini ces jours-ci [lire notre chronique de la veille], et avant un Rosenkavalier qui bientôt clôturera le printemps, les quelques trente-cinq musiciens de la Kammerakademie Potsdam prennent-ils place sur le plateau pour une exécution sans fard du plus fameux des Singspiel de Carl Maria von Weber, Der Freischütz. Les rejoignent les artistes du RIAS Kammerchor de Berlin.
Directeur artistique de la formation orchestrale brandebourgeoise depuis près de quinze ans, Antonello Manacorda (photo), chef franco-italien régulièrement salué dans ces colonnes [lire nos chroniques de Lucio Silla, Béatrice et Bénédict, L’Africaine, Alceste et Don Giovanni], grimpe à son tour sur le podium d’où il fait d’emblée naître une lecture infiniment ciselée qui rend compte de tout ce que le romantisme naissant dut à la période classique. Avec un sens de l’équilibre mais aussi de la couleur, il emporte ses pupitres avec une maestria certaine, avec laquelle il avance en un style subtilement serti dans l’esthétique souhaitée. Ainsi l’expressivité, pour être du rendez-vous, ne submerge-t-elle pas la tenue dynamique et un pas toujours rigoureusement assuré par des choix établis en toute connaissance de cause. Tout au long des trois actes que compte l’œuvre, cette expressivité de déploie dans les limites congrues, prenant appui sur les timbres, une respiration renouvelée, ainsi qu’une considération, précieuse dans le bon sens du terme, pour le silence. À l’apparition des voix, rien ne change, tant est acquise la constance interprétative.
Après le premier chœur, vaillant et soigneusement accentué, nous retrouvons l’actrice allemande Johanna Wokalek [lire nos chroniques de Charlotte Salomon et d’A quiet place] à qui revient la partie parlée de Samiel. Peut-être aurait-il été préférable qu’elle en livre la version originale plutôt que la traduction française de Lukas Hemleb et Laurent Muhleisen, non pas que celle-ci démériterait, mais parce que la comédienne fait éprouver quelques aléas à notre langue dont l’intelligibilité se trouve rudement mise à l’épreuve. Puisque l’on chante l’œuvre en allemand en l’accompagnant de surtitre, la chose aurait présenté même avantage à Samiel.
La vigueur du dessin général le dispute au mystère, sous la battue enflammée de Manacorda, en bonne intelligence avec une équipe vocale efficace, quoique de qualité diverse. La cordiale robustesse du baryton-basse Milan Siljanov campe un Kilian confortable dont charme le riche grain [lire nos chroniques de Der zerbrochene Krug, Otello et Semele]. D’une nature plus séduisante encore, la basse impérieuse de Jongmin Park, dont surprend la vastitude sonore, est idéalement distribuée en Kuno, puis dans la partie de l’Ermite [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg et de Siegfried]. D’une onctuosité suprêmement musicale, Levente Páll, l’autre basse de l’affaire, moins sacrée pour ainsi dire, livre un Ottokar de théâtre, parfaitement impacté [lire nos chroniques de Tosca, Dantons Tod et La fiancée vendue].
Autres retrouvailles, celles du baryton-basse Kyle Ketelsen qui, en grand mozartien (Leporello, Giovanni, Figaro, etc.), projette admirablement chaque phrase de son Kaspar [lire nos chroniques de Pelléas et Mélisande ici-même, The Rake’s Progress et Die ersten Menschen]. À peine moins convaincus par l’émission un rien pâle de Nikola Hillebrand [lire nos chroniques de Semiramide et des Nozze di Figaro], nous goûtons l’indéniable charme de son Ännchen. D’un format vocal invasif, le soprano Golda Schultz magnifie la partie d’Agathe d’un moelleux sensible dont aucun imprécis velours n’effiloche la saine plénitude [lire nos chroniques de Die Walküre à Paris puis à Munich, Parsifal, Turandot et Résurrection] – un bonheur ! Si le chant de Charles Castronovo ne met en difficulté ni l’intonation ni la gestion de la dynamique, il s’est nettement durci, au point de ternir ce que l’organe du ténor new-yorkais possédait jusqu’à lors de gloire [lire nos chroniques du Roi d’Ys, de Mireille, L’elisir d’amore, Thérèse, Lucia di Lammermoor, La jacquerie, La damnation de Faust, Cinq-Mars, Carmen, Faust, Simon Boccanegra, La bohème et Don Carlos]. Aussi, sans véritablement démériter, son Max n’est-il toujours qu’en force, certes valeureux mais cruellement monolithique – le rôle est tendu, cela dit, et la langue allemande, peut-être…
En ménageant ce que nous pourrions appeler le panorama de la musique à certains moments de la dramaturgie, Antonello Manacorda domine la soirée, tout au service de l’œuvre. Et lorsqu’il surprend, comme avec la finesse par laquelle il lance la fête ou le sombre secret de la Gorge aux loups, ce n’est pas via l’appui de quelque surlignage : grâce au respect absolu du style, le chef, dont nous applaudissions encore le grand talent il y a peu, en ménage chaque effet avec une habileté fervente [lire notre chronique de Pelléas et Mélisande à la Bastille]. Bravississimo !
BB