Chroniques

par françois cavaillès

Until the lions | Jusques aux lions
opéra de Thierry Pécou

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 25 septembre 2022
À Strasbourg, "Until the lions", le nouvel opéra de Thierry Pécou
© klara beck | opéra national du rhin

« La leçon du Mahābhārata trouve aujourd’hui une pertinence et une signification particulières, non seulement pour le peuple indien qui paraît perdu dans la poursuite des plaisirs mondains, des profits matériels et du contentement superficiel, mais aussi pour l’ensemble de l’humanité qui semble avoir perdu ses amarres. » Ainsi Sarvepalli Radhakrishnan (1888-1975), grand penseur, écrivain et président de l’Inde (1962 à 1967) saluait-il, le 22 septembre 1966, l’achèvement de l’édition critique de l’immense poème épique millénaire – plus de deux cent cinquante mille vers ! –, après quarante-huit ans de travaux et d’étude de mille deux cent cinquante-neuf manuscrits. Pourvu que ses mots nous rappellent, soixante ans après son accession au pouvoir, la valeur du Mahābhārata à l’heure de sa présentation sur une scène lyrique française ! Certes par bribes, réécrit et même servi à des fins institutionnelles, qu’importe : voici enfin le monument culturel universel, après un report de deux ans et demi dû à l’épidémie de Codiv-19. Dès lors la création mondiale de l’opéra Until the lions s’inscrit-elle dans le cinquantenaire de l’Opéra national du Rhin (OnR).

Pour ce quatrième ouvrage lyrique de Thierry Pécou [lire nos chroniques des Sacrifiées et de L’amour coupable], le livret est signé par la poétesse Karthika Naïr à partir de son propre roman en vers anglais, Until the Lions: Echoes from the Mahabharata (HarperCollins India/Arc Publications, 2015). À travers la narration ou la représentation, le texte originel met l’accent sur l’interrelationnel, avec la volonté de traiter à égalité une multitude de personnages, même secondaires. En revanche, dans celui conté ici, chanté et psalmodié, c’est dans le poids de l’union non choisie que réside l’enjeu essentiel du drame. La première scène, capitale, découle en effet du Svayamvara (cérémonie publique de choix du conjoint) de trois princesses vite enlevées par un jeune rival, Bhîshma (le Terrible), obéissant à Satyavati, sa reine-mère, Satyavati – rôle parlé que joue la comédienne Fiona Tong. L’aînées des sœurs captives, Amba, s’insurge contre un destin conjugal si ballotté – elle fut tour à tour ravie, répudiée puis humiliée – et assouvit une horrible vengeance sur Bhîshma, par-delà la mort et le genre, grâce à une audacieuse réincarnation.

Dans la conception générale comme dans la sobre réalisation par la chorégraphe indienne Shobana Jeyasingh, le message féministe domine largement. La guerre nourrit aussi beaucoup l’argument et donne lieu à une débauche d’énergie, souvent en duos, par le BOnR, le ballet maison, force majeure du déroulé de l’intrigue, à la plasticité très bien déployée. Les décors minimalistes de Merle Hensel ne tiennent guère de la fresque orientale, mais ses costumes apportent la touche panasiatique étonnante à nos yeux européens, propre au fabuleux Mahābhārata moderne, proche du fantastique. Les couleurs simples, vives et symboliques des tissus sont les principaux codes de lecture des personnages, êtres difficiles à cerner car souvent réduits à suivre strictement la trame du conte, même revu et doté d’une saveur contemporaine – n’était l’éclairage dynamique de Floriaan Ganzevoort, il pourrait presque s’agir de marionnettes d’un théâtre d’ombres.

Au soir de la première, les vers peinent à prendre vie, en voix et en musique, quand la plupart du propos déclamé consiste en des invocations ou des récits. L’expression lyrique semble se faire rare avant le troisième et dernier acte, pour l’entrée d’Amba sur le chemin de la délivrance. Toutefois, l’Amba du mezzo-soprano Noa Frenkel [lire nos chroniques de Prometeo, La voie de la beauté et Heart chamber] est touchante, par l’ampleur du chant par lequel s’exprime la puissance androgyne du personnage qui finalement triomphe un court instant avant de disparaître pour toujours. Bhîshma se montre fougueux et charmeur, avant de révéler sa brutalité, grâce au baryton-basse Cody Quattlebaum [lire nos chroniques de Fidelio et de Die Vögel]. De même, les rôles secondaires féminins sont-ils alertes, clairs et harmonieux : bravo à Anaïs Yvoz, jeune artiste de l’Opéra Studio de l’OnR [lire nos chroniques de Singing Garden et d’Hémon], et à Mirella Hagen, cantatrices à suivre de part et d’autre du Rhin. Saluons aussi le Chœur de l’Opéra national du Rhin qui réussit ses interventions.

Grand plaisir inédit, donc, que cet Until the lions de Pécou [lire nos chroniques de L’Oiseau innumérable, Nanook of the North, Passeurs d'eau et Cri selon cri], quelquefois intense ou magnifique, procuré par la maîtrise d’un sujet pour autant difficile – sans trop vouloir le blâmer, le livret procède d’une écriture concertée avec le compositeur et le metteur en scène. Parfois épiques comme de juste, les rythmes sont bien lancés, puis variés, jusqu’à devenir fondamentaux à l’entraînement du spectateur à l’aide d’une pléthore de percussions sèches, à résonance, et autres gongs. De fascinantes tensions sont obtenues par une orchestration intrigante et réussie, tandis que des mélodies choient agréablement l’oreille, surprise par le jeu de transposition à l’orchestre occidental d’influences indiennes classiques et, surtout, de l’art du gamelan balinais. Accélérations et innovations, glissant même la guitare électrique dans le grand bazar musical étoffé, coloré, l’écriturereste pertinente et cohérente au regard de l’action scénique – la décision fatidique du départ d’Amba, à l’Acte II, par exemple. Grâce à l’Orchestre symphonique de Mulhouse dirigé par Marie Jacquot [lire notre chronique des Vorübergehenden], le travail de composition donne foi en cet opéra en trois actes précédés d’un prologue, plus qu’en un collage de danse, de théâtre et de texte pour indianistes avertis.

FC