Chroniques

par françois cavaillès

la voie de la beauté
Variances, Noa Frenkel, Katarina Livljanić

Hildegarde von Bingen, Michael Ellison et Thierry Pécou
Opéra de Rouen Normandie / Chapelle Corneille
- 23 novembre 2016
à Rouen, Hildegarde von Bingen, Michael Ellison et Thierry Pécou par Variances
© jacques vitacolonna

À l'heure où les insignes tricolores (bleu, blanc et rouge) ont repris la rue d'un continent à l'autre et d'une présidentielle à la suivante, des citoyens battant le pavé, des gens s'enlisant dans la misère, deux compositeurs lancent un signal de détresse sur l'horizon transatlantique. Le Californien Michael Ellison et le Français Thierry Pécou dirigent tour à tour l'ensemble Variances dans leurs tout récents travaux pour offrir deux tentatives bien distinctes de représenter l'expérience du chamane en Amérique du Nord. Également nourri de quelques monodies de la grande mystique allemande Hildegarde von Bingen (1098-1179) sur le thème du voyage de l'âme, le rituel nocturne, spirituel et subversif, plonge la Chapelle Corneille dans une libre, énergique et belle messe noire peut-être – diabolique, sans doute, aux yeux des puritains va-t-en-guerre qui luttent pour la chefferie à l'international...

Initié sans lever de rideau ni annonce, le public, lui, voit d'abord une femme dans la nuit, notes à la main, sous les lumières tamisées d'un bord de la scène, voix de mezzo ronde, harmonieuse, au souffle expert dans O ignis Spiritus paracliti, puis Caritas abundat in omnia. Quand la médiéviste Katarina Livljanić s'empare des neumes d’Hildegarde von Bingen, en compagnie de cordes discrètes, elle parvient à suppléer tout un chœur de moniales. Chant et vie confondus, pour et par amour. Un pas de plus dans la magie du soir est fait avec Vision of Black Elk, œuvre de Michael Ellison créée en 2015 pour l’édition Les deux Amériques de Présences, le festival de Radio France, et inspirée par les mémoires d'un fameux grand homme-médecine indien (recueillies dans le livre Black Elk speaks paru en 1932). Artiste américain basé aujourd'hui à Istanbul, Ellison en retient surtout le rêve d'enfant fondamental, appelé par des esprits à voler au secours de son peuple mourant. Vigueur, chaleur et agitation du garçon sont recréées par une musique en collision entre tous les instruments, l'excitation générale incluant le contralto gracieux de Noa Frenkel. Dans un premier temps mort, la voix dompte le tout. L'ensemble tangue avec énergie, comme sous l'emprise d'une drogue. Un thème saccadé, un nouveau temps mort, et le chant plane, accompagné par les échos du violoncelle. La mélodie d'une flûte basse sied à représenter l'acte du chamane. Sur le fil incassable du rêve, on entre en territoire étranger avec plaisir, au contact d'une pâte sonore nouvelle, une musique créative et expérimentale.

Retour à l'école de Bingen, si féconde à travers les siècles, dont séduit O magne Pater. Alors commencent les retrouvailles de Rouen avec Thierry Pécou. La relation entamée avec ambition en 2010, bouclée par L'amour coupable, adaptation à l'opéra de la dernière partie de la trilogie de Beaumarchais [lire notre chronique du 27 avril 2010 et notre entretien avec le compositeur], reprend avec Femme changeante, cantate des Quatre Montagnes. Créé en janvier dernier à Ambronay, ce nouveau conte de source navajo marque le retour en ville du grand voyageur, avec son fidèle ensemble, pour une série d'actions artistiques, pédagogiques ou informatives en vue de constituer et présenter dans deux ans son nouvel opéra, Healing (en anglais et sur la voie de la guérison, comme le titre l'induit).

Près de dix ans après l'enregistrement d'une belle cantate amazonienne [lire notre critique du CD], l'aventure envoûtante se poursuit. En concert, la musique de Thierry Pécou atteint une certaine maîtrise des sens, ne serait-ce qu'en cette introduction au chant incantatoire, clair et violent, et au rythme marqué par des percussions impressionnantes. La richesse des sonorités de Variances, l'excellent duo de voix amérindiennes, souvent stupéfiant, et la structure originale de ce monde musical tendant vers le fantastique mènent l'auditeur à travers un étrange climat, jusqu'à l'épreuve si difficile de la guérison à l'aide du chamane. En passant par la métamorphose, le récit s'achève par des battements de cœur d'une force tellurique. Il peut certes paraître difficile à suivre, voire conceptuel et hermétique, mais il brille de mille feux sur nos esprits fatigués d'errer. La connaissance est l'arme, l'espoir le carburant, l'existence la route. En ce sens d'ouverture, en l'associant à l'ouverture, justement, d'une galerie des Amériques au Museum d'histoire naturelle de Rouen l'an prochain, l'œuvre peut vivre pour le futur.

FC