Chroniques

par laurent bergnach

Trois contes
opéra de Gérard Pesson

operavision.eu / Opéra de Lille
- 14 avril 2020
Georges-Elie Octors crée Trois contes (2019), opéra de Gérard Pesson
© simon gosselin

Lié par essence à la composition, le concept de temps peut aussi s’imposer dans la thématique d’un ouvrage lyrique. C’est le cas avec Trois contes, le dernier opus de Gérard Pesson (né en 1958). En effet, dans cet opéra de chambre présenté au siège de son commanditaire lillois entre les 6 et 14 mars 2019, on croise plus d’une allusion à la mémoire, au souvenir, à la tradition, etc., si bien que la marche des heures sert de point commun entre les différents récits de ce triptyque, autonomes mais ouverts à la circulation.

Plus proche de notre sensibilité que Charles Perrault, Jacob et Wilhelm Grimm – nés en des siècles lointains –, Hans Christian Andersen (1805-1875) laisse à la postérité plus de cent cinquante contes dans lesquelles la poésie l’emporte sur la morale. La princesse au petit pois (1835) est un des plus connus. L’histoire se résume à une vingtaine de lignes, sans aucune étincelle de ce merveilleux qui épice Le Chat botté ou Le Roi Grenouille. On redoutait donc l’ennui avant de découvrir que Pesson n’avait choisi une intrigue aussi mince que pour mieux s’en affranchir, usant du droit de mutation lié à la tradition orale. Avec son librettiste David Lescot, le musicien en propose plusieurs variations (1, 2, 3, 3bis, 4 et 5), soient différents climats sonores (lenteur, luminosité, noirceur, etc.) fondés sur divers procédés d’écriture. On peut compter sur eux pour surprendre et amuser, n’hésitant pas à échanger une princesse contre deux demi-mondaines ou à la faire dormir « comme un porc » ! Les citations foisonnent (Pelléas et Mélisande, Carmen, Also sprach Zarathustra, etc.), qui participent à faire sourire, lorsqu’une Marche funèbre (Chopin) accompagne la déception en Pologne ou qu’on frappe à la porte en usant des quatre notes les plus fameuses de Beethoven. S’il salue la forme millénaire de la variation savante, le compositeur décomplexé n’hésite pas à s’emparer de ritournelles populaires (Toi mon toit, Un homme et une femme, etc.).

Le conte suivant n’appartient pas au domaine de la légende, quoiqu’il évoque un artiste mythique : l’auteur d’À la recherche du temps perdu (1913-1927). Il y a quelques années, la journaliste Lorenza Foschini apprend par Pietro Tosi, le costumier de Visconti, que le manteau de Marcel Proust, dont il ne se séparait plus dans ses dernières années, est conservé au musée Carnavalet, à Paris. Une enquête en découle, puis un livre qui met en lumière les adjuvants ayant permis la sauvegarde de cette relique, tels Robert Proust (le frère médecin) et Jacques Guérin, riche parfumeur et collectionneur, tandis qu’une vilaine belle-sœur préfère brûler des manuscrits inestimables. Si une porte, une cheminée et un lit suffisaient à représenter la demeure royale évoquée plus haut, David Lescot, également metteur en scène, multiplie désormais les espaces réalistes qu’il alterne à vue, de façon rapide et fluide (Alwyne de Dardel). Moins présente dans cette portion nostalgique de l’ouvrage, l’écriture vocale opère toujours en faveur de l’intelligibilité du texte, quitte à favoriser voix blanche et détimbrée, Pesson demeurant féru de littérature – pensons à ses œuvres écrites d’après Marie Redonnet et Honoré d’Urfé [lire notre chronique du 18 juin 2009 et notre entretien de l’époque].

Quelques mois après avoir mis en scène une diablerie inspirée par Stravinsky à Benjamin de la Fuente [lire notre chronique du 9 novembre 2018], Jos Houben devient narrateur du dernier conte de la soirée, lequel met en vedette l’étalon des figures maléfiques. Le Diable dans le beffroi est familier aux mélomanes, Debussy ayant entamé un travail sur cet éloge du désordre conçu par Edgar Allan Poe (The Devil in the Belfry, 1839) [lire notre chronique du 1er mars 2012]. Un immense pop-up s’ouvre pour servir de bourg à de risibles automates en costumes folkloriques d’une blancheur de livre à colorier (Mariane Delayre). La musique se veut volontairement pauvre, litanique, pour mieux mettre en valeur un violon expressif dans la cabriole finale confiée à la danseuse Sung Im Her.

Sur scène, de solides artistes incarnent les protagonistes successifs : les soprani Maïlys de Villoutreys (Princesse, Visiteuse, etc.) et Melody Louledjian (Seconde Princesse, Guide, etc.), le mezzo-soprano Camille Merckx (Mère, Secrétaire de Guérin, Maîtresse de maison), le ténor Enguerrand de Hys (Prince, Werner, etc.), les barytons Marc Mauillon (Père, Guérin, Gardien du beffroi) et Jean-Gabriel Saint-Martin (Robert Proust, etc.). Les dix-neuf musiciens requis sont ceux de l’Ensemble Ictus que guide Georges-Elie Octors, son directeur musical depuis 1996. Cette coproduction avec les maisons d’opéra de Rouen, Rennes et Angers-Nantes est visible, quelques jours encore, sur le site OperaVision, source de maints bonheurs en cette période de confinement sanitaire [lire nos chroniques des 28 mars, 6 et 10 avril 2020].

LB