Chroniques

par bertrand bolognesi

Beatrice Cenci
opéra de Berthold Goldschmidt

Bregenzer Festspiele / Festspielhaus
- 18 juillet 2018
Belle découverte à Bregenz : Beatrice Cenci, opéra de Berthold Goldschmidt
© bregenzer festspiele | karl forster

Une nouvelle fois, le Bregenzer Festspiele étonne son public. Bien sûr, la programmation de l’été 2018 ne néglige pas de donner Il barbiere di Siviglia et Carmen, mais pour la grande soirée d’ouverture de sa nouvelle édition, le festival autrichien a choisi de jouer Beatrice Cenci dont c’est ce soir la première de la version allemande, ainsi que la création sur le territoire. Au XXe siècle, trois opéras furent inspirés par la terrible histoire familiale du tyran Francesco Cenci, dont Stendhal se fit le conteur dans ses Chroniques italiennes (récit de 1837, paru en volume en 1855). Lors de sa prochaine saison, l’Opéra national du Rhin présentera la version de l’Argentin Alberto Ginastera, Beatrix Cenci, créée à New York en 1971, qui prend appui sur l’adaptation d’Antonin Artaud (Les Cenci, 1935), mais dès l’après-guerre, deux musiciens s’illustrèrent presque en même temps dans ce sujet, puisé dans la tragédie en cinq actes versifiés du poète Percy Bysshe Shelley, The Cenci (1819) : l’Anglais Havergal Brian (1876-1972), avec son opéra en huit scènes intitulé The Cenci (1951), et l’Allemand Berthold Goldschmidt (1903-1996), exilé outre-Manche dès 1935 et citoyen britannique à partir de 1947, qui conçut en 1949 sa Beatrice Cenci sur un livret de Martin Esslin, écrivain et homme de théâtre d’origine hongroise (son vrai nom était Márton Pereszlényi) qui, de même, avait fui Vienne avec l’Anschluß (1938).

Achevé en 1950, l’ouvrage ne serait joué qu’en avril 1988, en concert à Londres. Enfin, l’Opéra de Magdebourg, en Saxe-Anhalt, assumait la création mondiale le 10 avril 1994, deux ans avant la disparition du compositeur. Il s’agissait pourtant de la version anglaise, de même que l’année suivante dans l’enregistrement réalisé par Lothar Zagrosek à la tête du Deutsche Sinfonie Orchester Berlin (disponible chez Sony), ou encore pour la réalisation scénique de Dortmund en 2012. La mouture allemande est donc présentée pour la première fois aujourd’hui, à Bregenz.

La vie trouble d’un homme de pouvoir romain de la Renaissance qui arrose l’Église d’un océan d’or pour couvrir ses frasques, au nombre desquels il faut compter des orgies en tout genre et le viol public de sa propre fille, put intéresser Goldschmidt à plus d’un titre. Certains commentateurs se sont avancés en amalgamant son expérience de la montée du nazisme, délinquance rendue étatique du jour au lendemain, à Francesco Cenci, personnage dépravé que protégea ce même Vatican silencieux durant les années du Reich. La position du pape lors de la domination hitlérienne n’est pas sujet si simple quand on sait les relations extrêmement tendues entre Rome et la Chancellerie d’alors – on oublie trop souvent que, dans sa propre érection comme culte unique, le national-socialisme a persécuté toutes les religions, la catholique comprise, et qu’il fallut bien du doigté à celle-ci pour protéger les prêtres d’Allemagne quotidiennement menacés. Cela n’enlève rien au fait que le premier opéra du Hambourgeois, Der gewaltige Hahnrei (1929/30), qui connut un grand succès à Mannheim en 1932, fut interdit par le nouveau régime dès 1933, bien entendu.

Que découvrons-nous ce soir ?
Un argument-éclair concentré sur trois actes, conforme à l’attrait gothique qui frappe à la lecture du romantique Shelley, et une facture musicale postromantique qui puise dans la tradition. Plus que la leçon de Franz Schreker, maître ès opulences orchestrales, Berthold Goldschmidt varie un thème nettement brucknérien qui se distingue dès le prélude. Un rêve de bel canto germanique paraît animer son écriture vocale, quand par la suite des réminiscences de Mahler et de Weill ponctuent le développement. Sans être révolutionnaire (il n’y prétend vraisemblablement pas, d’ailleurs), Beatrice Cenci est un opus qui réussit pleinement à marier l’ambition belcantiste à une continuité symphonique. Voilà qui est particulièrement bien rendu par Johannes Debus [lire nos chroniques du 14 juin 2005 et du 5 juillet 2014] qui, à la tête des Wiener Sinfoniker et du Pražský filharmonický sbor (Chœur Philharmonique de Prague), dûment préparé par Lukáš Vasilek, livre une interprétation attentive aux textures comme au matériau thématique, main dans la main avec une dramaturgie sonore qui, à l’encontre d’un Pfitzner, évite le péplum calotin.

Une distribution positivement investie sert idéalement cette première.
Francesco Cenci est chanté par Christoph Pohl, infléchissant son souple baryton d’une tendresse douçâtre, sinueuse, parfaite dans l’incarnation d’un insatiable aussi dangereux [lire nos chroniques du 16 novembre 2014, des 5 février et 27 octobre 2017, ainsi que du 1er avril 2018]. On retrouve avec plaisir Djamila Kaiser, applaudie sur cette scène il y a deux ans dans Amleto – autre rareté courageusement mise à l’affiche du Bregenzer Festspiele [lire notre chronique du 28 juillet 2016]. À Lucrezia elle prête un mezzo large, expressif et généreusement phrasé. Bernardo est un rôle travesti tenu avec grande précision par Christina Bock, timbre frais et agilité satisfaisante. Enfin, le rôle-titre est confié à l’excellente Gal James, soprano fulgurant fort apprécié l’an dernier dans le Ring de Leipzig [lire nos chroniques des 28 juin, 29 juin et 2 juillet 2017]. Les prélats ne sont pas en reste, avec le Cardinal puissant de Per Bach Nissen, l’Orsino lumineux, incisif et passionné de Michael Laurenz et le Colonna sûr de Lukáš Hynek-Krämer, sans oublier les deux Tueurs à gage, Sébastien Soulès et Wolfgang Stefan Schwaiger.

Avec la complicité de Katharina Tasch pour les costumes et de Katrin Connan quant au décor, Johannes Erath signe une mise en scène qui s’inscrit adroitement dans l’univers décadent du conte Cenci. La lumière assez crue de Bernd Purkrabek, diffusée dans de lourds nuages – un prêtre passe d’ailleurs dans les allées où manipuler l’encensoir vers le public –, complète le tableau d’une Église montrée dans son avidité aveugle (tous les prélats portent des lunettes noires, celles qui permettent de ne pas voir le pire). De l’or, toujours plus d’or, semblent aboyer les soutanes, le précieux métal s’accumulant au bas de meubles à la fourbe transparence (dessous-de-table, pourra-t-on dire…). Les fêtes sont ici montrées comme intemporelles, mêlant les époques. La nudité est omniprésente, celle des gardiens du temple cencien des vices, celle des cadavres, plus pornographique encore. Un focus architectural se forme, ouvrant de fausses volutes en arêtes anguleuses, où sont projetées des images noir et blanc de la Basilique Saint-Pierre, d’une tête décollée de poupée, etc. Ce goût singulier d’Erath, salué par ailleurs [lire nos chroniques de ses Ballo in maschera et Make no noise], exprime clairement qu’il ne fait pas bon vivre dans le monde tordu du XVIe siècle romain. Une grande réussite !

BB