Chroniques

par gilles charlassier

Roméo et Juliette
opéra de Charles Gounod

Opéra de Lausanne (saison hors les murs) / Théâtre de Beaulieu
- 25 mars 2011
Roméo et Juliette au Théâtre de Beaulieu (Lausanne)
© marc vanappelghem

L’Opéra de Lausanne étant encore en travaux, c’est au Théâtre de Beaulieu, d’où Maurice Béjart est parti pour laisser son nom à la place Riponne, que sont données les trois représentations de l’opéra de Gounod, Roméo et Juliette.

Le spectateur qui découvrirait l’œuvre s’étonnerait de la mesquine méfiance de la postérité face à une inventivité mélodique naturelle et à une spontanéité que l’on voudrait déformer en facilité. C’est que dès le premier acte, le livret de Jules Barbier et Michel Carré, avec sa prosodie fluide et ses archétypes, se fait un écrin pour des numéros au pouvoir impressif incontestable. La texture orchestrale et les rythmes pointés de la ballade de reine Mab rappellent le scherzo homonyme de la symphonie dramatique de Berlioz, quand le sarcasme de Mercutio entretient une parenté avec le Méphistophélès de La damnation de Faust – pensons à la chanson de la puce. Si les pages placées sous la tutelle du grand Hector se révèlent toujours d’excellente facture, ainsi du chœur du prologue, l’inspiration plus idiomatique de Gounod nous vaut l’ariette de Juliette Ah ! Je veux vivre et le madrigal Ange adorable.

L’inconvénient d’un ouvrage que l’on a caricaturé en quatre duos d’amour garnis vient de ce que l’homogénéité dramatique finit par manquer de relief au fil des actes. Le cinquième, dans son resserrement intimiste, s’affranchit du spectaculaire parfois artificiel du grand opéra. Mais la solution mise en œuvre par l’auteur de Faust ne parvient pas à renouveler l’ordonnancement du chaos par les tutti, tradition rossinienne développée par le bel canto italien, et portée à un exemplaire degré de puissance expressive chez Berlioz et Verdi.

La présente production a été commandée à Arnaud Bernard, pour sa quatrième collaboration avec la maison vaudoise. La geste de cris et de coups, chorégraphiée par Pavel Jenčík, censée placer le spectacle sous l’égide malveillant de la rivalité des deux familles chantée par le prologue, ouvre la soirée loin de toute délicatesse. Le contrepoint théâtral vient même perturber la lisibilité du prélude orchestral, alourdissant la section fuguée d’une polyphonie exogène. Quant aux panneaux blancs qui tiennent lieu de décors, ils semblent sacrifier à une herméneutique aseptisée « modernisante » et déjà maintes fois vue sur scènes. Bruno Schwengl fait preuve également de radicalité dans le choix des costumes, opposant le blanc des chœurs, foule anonyme, et les apprêts néo-élisabéthains pour les caractères principaux. Tout cela favorise une identification aisée des protagonistes. Mais le travail se bonifie au fil de la représentation, ne se limitant pas à une simplification du drame, même si le cabinet de frère Laurent, miniature se détachant sur la page blanche, n’échappe pas à un minimalisme dérisoire. Les éclairages de Patrick Méeüs accompagnent efficacement le propos et se révèlent éloquents au dernier acte : la tombe de Juliette est embrassée par un cône de lumière où l’endormie prend sans doute la place de l’œil du Grand Architecte – de l’Amour, univers pour son Roméo ?

La tête d’affiche réunit deux jeunes talents.
Maria Alejandres incarne une Juliette assez apprêtée, presque sophistiquée. Le dramatisme un peu corseté lui donnerait pour un peu des allures d’Alceste. L’abandon vient heureusement par la suite et elle se livre à son amant sans retenue à l’aube du trépas. La voix a des couleurs somptueuses et les aigus montrent une brillance admirable. On regrettera un respect aléatoire des valeurs des voyelles, laissant une fragrance d’artificialité dans la prononciation. Teodor Ilincăi révèle un Roméo jeune et fougueux. Par la maîtrise de l’intonation et de l’accentuation, sensible au sens des mots, il se pose en continuateur de la grande tradition française. D’aucuns pourraient préférer une puissance moins expansive, et le mezza voce voilé peut diviser. C’est incontestablement une voix méditerranéenne, impulsive, comme peut l’être le héros shakespearien – et il n’est pas surprenant que le ténor roumain privilégie le répertoire italien, surtout Puccini et Verdi. Mais nous ne bouderons pas cette vigueur riche d’harmoniques et arrimée à une solide technique. L’expérience permettra sans doute à l’interprète de pondérer quelques excès de méridionalité dans l’émission.

Le reste de la distribution ne démérite pas.
On retiendra d’abord le Stéphano d’Antoinette Dennefeld. Dans la chanson du troisième acte, le mezzo français fait preuve d’une maîtrise impeccable sur toute la tessiture de ce rôle sopranisant. Marc Barrard, voix et français sûrs, semble un peu en retrait avant de retrouver (au quatrième acte) la présence que l’on avait pu apprécier dans la Légende de Sainte-Elisabeth de Liszt à Avignon [lire notre chronique du 15 janvier 2011]. Stephano Palatchi a tout de la basse qui sied à Laurent, même les graves à la nasalité surinvestie. Christophe Berry campe un Tybalt à la voix claire et à la prononciation précise. Mercutio est caractérisé par Marc Mazuir. Isabelle Henriquez, Enrichetta dans les Puritains à Genève [lire notre chronique du 26 janvier 2011], reste fidèle aux mezzos sombres qui vont si bien à son timbre. Le rôle du Duc est tenu par Benoît Cap, celui de Pâris incombe à Jérémie Brocard, tandis que celui de Gregorio revient à Sacha Michon.

L’autre artisan de la réussite de la soirée est le chef catalan Miquel Ortega. Oublions le souffle un peu court des premières minutes et saluons un travail d’une exceptionnelle sensibilité avec l’Orchestre de Chambre de Lausanne. Le velouté merveilleux des cordes, tout autant que la transparence et l’équilibre entre les pupitres, met en valeur les couleurs de la partition de Gounod et en fait chanter l’idiome singulier. Comment ne pas admirer l’évidence du legato ? Dirigé par Véronique Carrot, le Chœur de l’Opéra de Lausanne montre une intelligence remarquable.

GC