Chroniques

par bertrand bolognesi

L’Egisto | L’Égisthe
opera buffa de Marco Marazzoli et Virgilio Mazzocchi

L’Apostrophe-Théâtre des Louvrais, Pontoise
- 29 septembre 2011
Didier Saulnier photographie L'Egisto à Pontoise
© didier saulnier

C’est indéniablement à une fête irrésistiblement drôle et intensément poétique que nous assistons, avec cet Egisto, autrement appelé Chi soffre speri, c'est-à-dire Qu’espère celui qui souffre, ou encore Il falcone (Le faucon), ledit oiseau s’y trouvant sacrifié aux lois d’une amoureuse hospitalité. Dans une grande vivacité de ton, de nombreux personnages évoluent sur une scène génialement faite de petits riens diablement inventifs, dans une truculence de ton des plus inattendues. Nous sommes à l’opéra, certes, mais avant qu’en soit fixé le genre. C’est que nous sommes en 1636 au Palazzo Barberini de Rome, voire à la Cour de France en 1646 où, selon la volonté de Mazarin, avec L’Egisto était donné le premier opéra italien joué chez nous.

L’on crut longtemps devoir attribuer cette première à L’Egisto de Francesco Cavalli. La musicologue Barbara Nestola qui, en tant que spécialiste de musique italienne, travaille pour l’atelier de recherche du CMBV, découvrit récemment qu’il n’en fut rien, puisqu’il s’agissait de l’ouvrage hybride signée à deux : le prêtre parmesan Marco Marazzoli et du maître de chapelle vaticane Virgilio Mazzocchi. Comme pour les deux drames en musique du second, Il San Eustachio et Il San Bonifacio, l’œuvre est construite sur un livret de Giulio Rospigliosi, philosophe, grand poète et théologien – auquel Stefano Landi dut le texte de son Sant'Alessio (1631) dont il fut beaucoup parlé il n’y a guère –et bientôt pape sous le nom de Clément IX (1667-1669) [sur Mazzocchi, lire nos chroniques du 29 août 2005 et du 10 février 2010].

Quelques onze chanteurs et trois danseurs illustrent, en près de trois heures qu’on ne voit pas passer, les amours contrariées d’Egisto, noble ruiné épris d’une veuve sévère dont la pudeur empêche de deviner le sentiment, d’Eurilla qui soupire pour Armindo, enfin d’Armindo amoureux d’Egisto… plus précisément de Lucinda, jeune femme travestie en chasseur sous ce nom pour approcher plus sûrement l’objet de son émoi. Autour de ses protagonistes qu’on pourrait dire « classiques », toute une armada de valets, de bergères et de bergers, de nourrices, de paysans, de marchands, de masques et demi-masques ; en un mot tout un peuple qui emprunte à la Commedia dell’Arte ses plus riches codes expressifs. Les tableaux se succèdent avec une urgence ingénieuse, mêlant volontiers un italien qu’on dira « noble » à un parler populaire, empruntant au napolitain et au bergamasque.

Fort de la découverte de la signora Nestola, Jérôme Correas sollicita bientôt les décideurs susceptibles de le suivre dans son projet de monter L’Egisto. Ainsi peut-on en goûter ce soir les délices grâce à la Fondation Royaumont qui en fit l’objet de sa mission pédagogique de l’été, à L’Apostrophe qui en accueille la création pour trois représentations dans le cadre du Festival Baroque de Pontoise qui lui aussi s’y associe activement.

L’on rencontre là un chant particulier, un parlar cantando qui conjugue l’inflexion lyrique à la gouaille urbaine comme à la faconde rurale. Le travail effectué par les chanteurs ne ressemble donc en rien à ce qu’on leur demande ailleurs, de même que l’impact théâtral ici requis s’affirme bien particulier. Dans la mise en scène bondissante de Jean-Denis Monory – incroyable scène de marché [lire note chronique du 25 février 2010] ! –, réalisée avec la complicité de la chorégraphe Françoise Denieau et de la scénographe Adeline Caron, tous emportent le public dans un divertissement d’une fraîcheur indicible, sorte de tragi-comédie pastorale dont la dimension spirituelle, sinon religieuse, s’impose à travers un prologue plutôt humoristique – de fait, si la bonté et la fidélité du juste qu’est le rôle-titre est finalement récompensée, ce n’est pas après la mort, comme l’enseigne la catéchèse, mais bien d’en l’ici-bas (et l’on pourrait voir dans ce détail une tangente plus ou moins matérialiste contredisant presque l’Église).

Parmi ces voix, on remarque principalement l’attachant Dorillo de Lucie Richardot au mezzo-soprano charnu, le bien en verve Zanni de Matthieu Chapuis, ténor qui nasalise idéalement son incarnation, le timbre épicé du baryton David Witzak en roué Coviello, et la Lucinda somptueusement phrasée de Christine Tocci, autre mezzo qu’il nous avait été donné d’apprécier déjà [lire nos chroniques du Médecin malgré lui le 13 février 2005, de Rimbaud, la parole libérée le 27 mars 2007 et de La rondine le 7 décembre 2008]. L’impact ferme et l’homogénéité de couleur de Muriel Ferraro servent honorablement Egisto. Indéniablement, Blandine Folio Peres est la grande triomphatrice de la soirée, qu’elle compose la nourrice Rosilda ou qu’elle campe la commère Silvia. Présences vocale et scénique bénéficient d’un art sans faille, d’un matériau naturellement présent et plutôt flatteur, d’un abattage certain, autant de qualités dont le charisme de l’artiste est le lien [lire notre chronique du 4 octobre 2006]. Autant de bonnes raisons d’aller découvrir ce spectacle au Théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet à la fin d’octobre.

BB