Chroniques

par monique parmentier

Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique
de Monteverdi à Marazzoli

Opéra Comique, Paris
- 25 février 2010
Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique | de Monteverdi à Marazzoli
© per buhre

Il arrive que le critique se sente réduit au silence. Que dire (ou écrire) lorsque la beauté de la musique semble tant se suffire à elle-même ? Ce soir, Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique font redécouvrir, en une interprétation virtuose, certains madrigaux des huitième et quatrième livres de Monteverdi. Dans la programmation de l'Opéra Comique, ce concert se révèle la perle la plus rare. Peu de salles parisiennes ont le courage de présenter ce type de concert ; pourtant, le public est venu en nombre entendre la quintessence de l'émotion.

C'est avec le « madrigal absolu », comme le qualifie Philippe Beaussant, que la soirée débute : Hor che'l ciel. Le silence, la nuit, la solitude s'installent en chacun dès les premiers instants. Glacé, le ciel étoilé brûle pourtant d'une passion qui dévore. La distribution de rêve qui l'interprète est d'une homogénéité et d'un équilibre, d'une sensibilité si ardente que chacun de nous meurt et renaît en les écoutants. Les cinq chanteurs donnent sens à chacun des mots, les ornant avec ferveur, et les musiciens du Poème Harmonique semblent en consumer chaque note. Grâce à eux, les mots de Pétrarque et la musique de Monteverdi résonnent avec la même force qu'en ce début de XVIIe siècle. Nul besoin de parler italien pour faire sien les sentiments qui s’y dévoilent.

Dans ce programme, Vincent Dumestre fait percevoir que l'opéra prit sa source dans les déchirements amoureux. Le Combattimento di Tancredi e Clorinda qui suit, dans son expressivité guerrière, en est l'illustration la plus saisissante. La musique de Monteverdi rencontre ici des musiciens habités qui mettent en scène la passion amoureuse dans toute sa violence, brutale et bouleversante. La direction guide vers cette flamme intérieure qui embrase les deux combattants. Le Poème Harmonique fait une épée de chaque instrument. Et les mots cinglants trouvent cet équilibre sur le fil du rasoir qui fait résonner l’amour-passion comme le glas du violone de Françoise Enock sur le mot sangue.

Marc Mauillon est Testo. Il donne à ce combat toute la fougue du jeune guerrier que rien n'effraie. Son phrasé fait merveille, attaque avec héroïsme et rend plus vivante qu'un brasier dévorant la fureur qui habite le poème du Tasse. Il est aussi ce poète dont la voix se brise dans la douleur. La Clorinde d'Isabelle Druet est impétueuse, âpre, ne cédant rien. Son timbre luit comme le métal de son épée. La mort la fait murmurante et lumineuse, aussi délicate que l'onde du clavecin. Jan Van Elsacker possède un timbre qui sied à la noblesse de Tancrède et une éloquence altière et chevaleresque.

L'instrumentarium permet des couleurs saisissantes. Les violes font résonner les trompettes d'une renommée qui s'égare dans la guerre. En compagnie de l'archiluth et du théorbe, elles rougeoient les ombres qui s'entrechoquent. Instrumentistes et solistes y luttent à mort. Jamais les coups n'ont paru si vrais. À l'instant où s'évanouissent dans le silence les violons de la pièce instrumentale de Giovanni Maria Trabaci, que Vincent Dumestre ajouta pour emporter les derniers mots de Clorinde vers les sphères, nous comprenons que nous venons d'entendre pour la première fois le Combat de Tancrède et de Clorinde. Oui, le vœu de Philippe Beaussant dans son livre Passages, vient de se réaliser : les larmes sont applaudissements [lire notre critique de cet ouvrage].

Comment prolonger une telle émotion si ce n'est avec cet « opéra en miniature » qu'est le Lamento de la Ninfa ? Depuis le Pont des Arts, la voix de Claire Lefilliâtre résonne en chacun de nous lorsqu'on évoque cette pièce. Envoûtante, ensorcelante en sa douleur qui irradie de son appel – « amor, amor, amor »–,elle tente de résister à l'irrémédiable, à la basse obstinée qui emporte son chagrin sans entendre son appel. Son timbre à la douceur du désespoir et ses couleurs laissent miroiter les larmes d'une lucidité que plus rien ne peut apaiser. Seuls trois bergers, merveilleusement distribués (Jan van Elsacker, Serge Goubioud et Benoit Arnould) semblent l'entendre, mais leur compassion ne soulager pas.

Tout ceci n'est que théâtre avec pirouettes et miroirs trompeurs. Après avoir fait découvrir en 2006 une œuvre oubliée de Marco Marazzoli, La Vita humana, opéra spirituel en quête d’harmonie, Vincent Dumestre offre d'entendre un intermède inédit du même compositeur, La fiera di Farfa. Les cris de la foire et les plaintes de la rue viennent apporter un doux instant de folie en cette soirée si théâtralement tragique. Toute la verve de la rue, la joie et les peines de tout un petit peuple y revit dans un joyeux délire. Les dix chanteurs font preuve d'une complicité joyeuse, leurs gestes accompagne leur chant, rendant accessible le texte écrit en des sabirs où semblent se mélanger les langues d'une Babel carnavalesque. Et au milieu d'une cacophonie burlesque parfaitement maîtrisée, le Combattimento y fait l'objet d'une satire d'une drôlerie surprenante. Les complaintes mélancoliques qui s'intercalent entre deux échanges commerciaux, interprétées par Hugues Primard et Serge Goubioud, émerveillent par les couleurs attachantes de toute une tradition vocale italienne des chanteurs des rues.

C'est avec un dernier madrigal Si, ch'io vorrei morire, donné en bis, que s'achève ce concert inoubliable. Vincent Dumestre n'a pas hésité à l'adapter pour dix voix, produisant un effet bouleversant. Les timbres créent la vague dont ensorcelle le chant sensuel.

MP