Chroniques

par irma foletti

L’aube rouge
opéra de Camille Erlanger

Wexford Festival Opera / National Opera House
- 4 novembre 2023
Le Wexford Festival Opera présente "L’aube rouge" de Camille Erlanger (1911)...
© clive barda

C’est un euphémisme de dire que Camille Erlanger (1863-1919) est un compositeur très peu joué de nos jours, malgré les francs succès rencontrés de son vivant, par exemple Le Juif polonais (Opéra Comique, 1900) ou Le fils de l’étoile (Palais Garnier, 1904), pour ne citer que ses opéras. En mettant à son affiche L’aube rouge (Théâtre des Arts de Rouen, 1911), le Wexford Festival Opera (WFO) rappelle sa vocation première qui est de proposer des titres inconnus ou presque, l’unique occasion pour l’amateur qui souhaite les découvrir sur scène étant alors de se rendre ici.

Écrit par Arthur Bernède et Paul de Choudens, ce dernier étant le fils du célèbre éditeur musical Antoine (de) Choudens, le livret fait voyager de Saint-Pétersbourg à Paris, en passant par Moscou et Nice. Départ, donc, de la capitale impériale russe autour des années 1900, où un groupe d’anarchistes va désigner l’étudiant Serge comme son nouveau chef – plutôt qu’anarchistes ou nihilistes, on dirait plus communément terroristes à notre époque. La mise en scène d’Ella Marchment est d’ailleurs explicite : dans un froid que l’on sent vif, les activistes autour d’un braséro transportent leurs bâtons de dynamite dans des caisses. Deux volées mobiles d’escalier seront disposées différemment suivant les scènes successives, d’abord accolées en partant à gauche et droite dans ce premier acte, devant un grillage surmonté de barbelés. La police intervient, mais Olga, tombée soudainement en amour avec Serge et par ailleurs fille du détesté Général Lovarov, s’interpose et sauve le groupe de l’arrestation.

Au deuxième acte, on passe dans une grande villa bourgeoise où Olga, croyant Serge mort en Sibérie d’après les fausses informations de son père, s’apprête à épouser Pierre de Ruys, grand chirurgien de son état. Mais, coup de théâtre : Serge apparaît en chair et en os et les deux fugitifs partent pour Paris, sous les menaces du presque-mari. Nous retrouvons les tourtereaux à l’acte suivant dans leur appartement parisien, bien vite rattrapés par l’action terroriste : de passage in loco, le Grand-Duc Grégorieff doit y être assassiné. Pas de chance pour le couple, c’est le nom de Serge qui est tiré au sort, avec le dilemme de savoir s’il faut sacrifier son amour à la cause. Mais l’hésitation est de courte durée, Vassili ne la supporte pas et tire un coup de pistolet sur Serge qui s’écroule. C’est d’ailleurs le moment choisi pour l’entracte, entre les deux scènes du troisième acte, pour équilibrer en durée les deux parties.

Le blessé est transporté à l’hôpital dans un état désespéré et ne peut être sauvé que par... Pierre de Ruys. Olga motive le peu d’enthousiasme du chirurgien par un « il va mourir, et votre devoir ? » auquel il est répondu « mon devoir ! » après une courte hésitation. Serge sauvé et Olga sont de retour à Moscou, au quatrième et dernier acte. Le répit est de courte durée. Serge est en effet prêt à tuer le Grand-Duc lors d’un acte suicidaire – Je suis prêt au martyre, non sans avoir reçu la bénédiction de Kouraguine, Je te bénis au nom de la cause sacrée. Une détonation retentit au loin, dans une grande lumière rouge, et Olga tombe morte de chagrin en comprenant ce qui survint.

Dirigée par Christophe Manien, la musique s’épanouit avec une appréciable richesse orchestrale, qui reste bien équilibrée cependant avec la majorité des voix en présence sur le plateau. En l’absence d’ouverture, on entre tout de suite dans le vif du sujet et un premier acte dont la jeunesse des protagonistes et l’ambiance hivernale évoquent plusieurs tableaux de La bohème (Murger et Puccini), entre froide mansarde et scène extérieure du troisième acte. La partition caractérise au plus près les situations, par exemple en mettant à contribution les cordes pour jouer les mélodies langoureuses qui accompagnent les duos d’amour entre Olga et Serge. La musique est logiquement plus brillante pendant les préparatifs du mariage et prend par ailleurs régulièrement des accents russes, par exemple pour accompagner Olga, vêtue d’un costume traditionnel et qui se souvient de son joli Danube dans un air nostalgique, ou bien encore au dernier acte pour interpréter des passages de folklore slave tandis que quatre danseurs tournent en rond en accélérant, dans une sorte de mini-bacchanale avant le funeste dénouement.

Présent à peu près continument, le personnage d’Olga domine largement la distribution, à tel point qu’il serait injuste de crier au scandale s’il donnait son titre à l’opéra. Le soprano franco-roumain Andreea Soare le défend avec un engagement de tous les instants, une voix de grande ampleur et une remarquable endurance [lire nos chroniques de La Resurrezione, Rigoletto, Aida, Die Zauberflöte, Ariane et Barbe-Bleue et Il barbiere di Siviglia]. Seul petit bémol, la compréhension du texte n’est pas toujours aisée, mais l’émotion que dégage la chanteuse compense largement. En Serge, le ténor Andrew Morstein possède un format vocal bien plus mince, un instrument aigu à la diction soignée mais vers lequel il faut tendre l’oreille dès que l’orchestre gagne un tant soit peu en décibels.

Les autres rôles ont, individuellement, beaucoup moins à chanter. On apprécie la voix sombre et d’un beau grain de la basse Giorgi Manoshvili en Kouraguine, qui conclut l’opéra par Le ciel nous pardonne [lire notre chronique de La tempesta], ainsi que celle du baryton Philippe-Nicolas Martin (Pierre de Ruys), d’une très belle qualité d’articulation [lire nos chroniques de Lohengrin, La bohème, Djamileh et Roméo et Juliette]. Mais tous les autres participants sont à citer, qui contribuent à former un plateau vocal homogène et d’un jeu fluide et naturel : Emma Jüngling (Natacha et Sœur Thérèse), Ava Dodd (Sonia), Dominica Williams (La Comtesse et Sœur Marthe), Rory Musgrave (Grand-Duc Grégorieff) et Thomas Birch (Vassili et le Chanteur napolitain).

IF