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Chroniques
Intolleranza 1960 | Intolérance 1960
azione scenica de Luigi Nono
Créé le 13 avril 1961 à la Biennale de Venise dans la mise en scène de Václav Kašlík et sous la direction musicale de Bruno Maderna, Intolleranza 1960 s’inscrivait dans un théâtre agitprop très affirmé, dénonçant les exactions politiques et sociales de son temps à travers une forme lyrique particulière que Luigi Nono dénommait azione scenica plutôt qu’opera ou même oratorio. D’environ une heure et vingt minutes d’exécution, la pièce, conçue dans une écriture dodécaphonique, explore les limites de la représentation lyrique et de la mise en scène de ce genre ancestral par une sorte de tout-musical, prisme choral, donc collectif, qui, avec l’omniprésence du tissu orchestral, mène le jeu qu’il tourne vers le monde et l’actualité, loin de l’immersion traditionnelle dans une intrigue toute tracée. Les luttes ouvrières, la misère, les discriminations, la répression, la guerre, l’exploitation de l’homme par l’homme, la torture font l’argument d’un réquisitoire en musique, perçu à l’époque comme une provocation. Les influences littéraires sont nombreuses, parmi lesquelles Brecht, Maïakovski, Sartre et l’homme de théâtre très engagé que fut Erwin Piscator – à Berlin, ce proche du peintre Georg Grosz, de Brecht et de l’architecte du Bauhaus Walter Gropius, entre autres personnalités de la gauche allemande de l’entre-deux-guerres, a dirigé la Volksbühne, à une demi-heure de marche d’ici, et fut très actif jusqu’à la fin de sa vie, survenue en 1966, cinq ans après la première de l’œuvre qui nous attire ce soir à la Behrenstraße.
Un vaste effectif instrumental est associé à un grand chœur mixte aux côtés de cinq solistes vocaux pour donner à voir l’actualité de l’oppression sociale, soixante ans après la création, et à entendre la puissante intensité d’une partition majeure de la seconde moitié du XXe siècle – majeure tout court, selon nous. Entre accident industriel qui aurait pu être évité, sordide quotidien d’un camp de réfugiés, catastrophe écologique de grande échelle due à l’avidité capitaliste, Intolleranza 1960 est tout à fait de notre temps, ce que les nouvelles de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne peuvent démentir. Avec une force très concentrée, la rage indignée de Nono habite chaque phrase, chaque note de sa musique [lire notre critique du CD], investie, par la friction du plus raffiné des artifices à la violente brutalité de la vie, d’une mission jamais atteinte mais indispensable : rendre meilleurs le monde et les hommes.
Nous assistons ce soir à la dernière de la production avec laquelle Susanne Moser et Philip Bröking, qui succèdent à Barrie Kosky, ont décidé d’ouvrir leur première saison à la tête de la Komische Oper de Berlin. Il n’est guère possible d’envisager telle programmation, certes conforme à la coutume de la maison de monter chaque année un ouvrage important du XXe siècle [lire nos chroniques de Medea, Satyagraha, The Bassarids, Moses und Aron et Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny], autrement que comme le manifeste de l’engagement de la nouvelle direction. À des années-lumière des récentes mises en scène d’Intolleranza 1960 [lire nos chroniques des propositions de La Fenice et du Salzburger Festspiele], celle de Marco Štorman sait non seulement relever les manches et assumer courageusement un acte de dénonciation et de revendication par l’esthétique, mais écouter la musique jusqu’à porter le spectacle à un haut niveau de poésie. Avec le scénographe hongrois Márton Ágh, Štorma a recouvert la bonbonnière néorococo de Fellner et d’Helmer de bâches de coton qui figurent un désert de glace. Le dispositif modifie radicalement l’approche du spectacle, l’action gagnant la fosse d’orchestre et le parterre dépourvu de ses rangs. Le public ne peut plus se contenter de l’habituel regard vers la boîte à trois murs, totalement abolie, avec des auditeurs installés en périphérie des balcons quand ce n’est pas directement au bord du plateau. Dans ce renouvellement de l’interaction entre salle et scène, on pourra voir également un bel hommage rendu aux interventions artistiques célèbres de Nono dans des lieux non prévus pour cela (les usines Fiat, par exemple), dont la géographie générait forcément cette dynamique particulière. Pour diriger l’orchestre, Gabriel Feltz siège sur une plateforme à hauteur de la dernière galerie où les musiciens sont installés, ce qui provoque un effet acoustique inattendu et très intéressant, les sons tombés d’en haut agrippant l’écoute avec vigueur. Quant à l’action, elle achemine le triste destin de l’Émigré, victime de la haine de tous et d’une police aussi violente que corrompue, vers la construction d’une rudimentaire barque de bois flotté qui devrait le ramener au pays, avec sa compagne : radeau de La Méduse ou vaisseau du Nocher, c’est la mort qui les y attendent.
Le chœur est l’élément central de l’œuvre. Efficacement préparés par David Cavelius, les artistes du Vocalconsort Berlin et du Chor Der Komischen Oper honorent cette partition très difficile par un rendu très précis, tout en assurant son exigence théâtrale. Au pupitre, Feltz livre une interprétation prudente et nuancée, aux petits soins avec les fines textures instrumentales. Le quintette soliste s’en sort haut la main. Le baryton Tom Erik Lie dans le rôle de l’Algérien et la basse Tijl Faveyts [lire nos chroniques de La fanciulla del West et de Der Schatzgräber] en Victime des tortures prêtent leur bon métier aux interventions de ces personnages. Le timbre chaleureux du mezzo-soprano Deniz Uzun, vraiment lyrique, chante la partie de la Femme d’une couleur riche, dans un phrasé toujours musical, ce qui est un tour de force dans une telle partition [lire nos chroniques de Douze Lieder et de Manon]. Remarqué en Marie des Soldaten [lire notre chronique du 30 avril 2016], le jeune soprano Gloria Rehm révèle une grande agilité en Compagne et une fraîcheur émouvante. Quant à l’excellent ténor Sean Panikkar, il continue, deux ans après son incarnation à Salzbourg, de parfaire le rôle de l’Émigrant, grâce à une technique incroyable et à un charisme extraordinaire, au fil du drame conté par la comédienne Ilse Ritter (texte additionnel).
C’est avec la conviction d’avoir eu le privilège d’assister à un moment exceptionnel de musique et de théâtre que l’on quitte la Behrenstraße.
HK