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Chroniques
Satyagraha
opéra de Philip Glass
« J'ai une fascination pour cette musique... J’aime les mathématiques, je suis cartésienne et très structurale. La musique de Philip Glass est hyper structurée et très intelligente. Quand j’ai eu l'occasion de travailler avec lui, j’ai constaté à quel point il n'y a rien de laissé au hasard. Il n’y a pas de point d'interrogation avec lui. Si c’est là, c'est parce que ça a une raison d'être. Mais il y a une cellule-souche dans tout ça. Cette cellule, Glass l'additionne, la multiplie et la transforme plusieurs fois. À un moment, ça devient comme un mantra. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, mais quelqu’un a dit de sa musique : "chez Philip Glass, le temps n'est pas une continuité, c'est une succession de moments" ».
Ayant brillamment enregistré, avec ensemble La Pietà, des œuvres de Glass (un droit pourtant strictement réservé aux collaborateurs réguliers du compositeur) pour Analekta, label discographique montréalais (de son époux), se disant heureuse d'avoir aussi pu apporter avec le compositeur, à New York, « quelques corrections » à son Concerto pour violon avant de l'interpréter avec l'Orchestre symphonique de Québec, Angèle Dubeau, qui saluera en 2018 une dernière fois l'Europe au terme de quarante ans de vastes tournées, n'est sûrement pas la seule musicienne à attribuer un tel pouvoir d'attraction au créateur étiqueté minimaliste. À mesure que les hommages au tout jeune octogénaire originaire de Baltimore se multiplient d'un continent à l'autre – ainsi la traduction de Words without music, autobiographie nette et précise, éditée en février dernier sous le titre Paroles sans musique par la Philharmonie de Paris –, la fascination de l'art de Philip Glass s'exerce encore et toujours, et notamment à l'opéra, dans la nouvelle production en rien décevante de Satyagraha, à la Komische Oper de Berlin (en collaboration avec Opera Vlaanderen et Theater Basel).
L’attrait de cette œuvre rare, créée en 1980 à Rotterdam, tient pour beaucoup au livret en sanscrit, écrit d'après la Bhagavad-Gita (partie du grand poème épique Mahabharata). En brossant quelques tableaux de l'activisme de Gandhi en Afrique du Sud entre 1893 et 1914, en lui associant trois autres personnages historiques de son temps, Léon Tolstoï, Rabindranath Tagore et Martin Luther King, il s'agit moins de lyrisme que de curiosité musicale débordant sur les autres arts et d'attention sincère au phénomène social en marche, pour finalement propager l'hindouisme humaniste originel, au troisième et dernier acte. Satyagraha est le concept révolutionnaire, traduit dans sa plus grande force par la non-violence, auquel recourt Gandhi pour assurer le respect de la dignité humaine. S’il ne peut en saisir exactement l'esprit, en dépit d'un profond respect (et peut-être à cause de la forme trop attractive, soulignée par Angèle Dubeau, de son expression), Philip Glass prend au mot la quête de Gandhi et de ses adeptes. À la suite du succès d'Einstein on the beach en 1976) [lire notre chronique du 16 mars 2012], il s'attache à l'illustrer dans son deuxième opéra, à la manière très vivante d'un théâtre Kathakali occidental du XXe siècle.
Pour donner à la chair répétitive le corps d'une expérience extraordinaire, Sidi Larbi Cherkaoui et sa compagnie Eastmanont pris la scène de la Behrenstraße. D'un impressionnant solo athlétique à l'autre, en ne négligeant jamais les plaisirs chorégraphiques pour chaque ensemble chanté, le spectacle ressemble à un imposant ballet moderne invocateur, concentré sur un grand plateau carré, dépourvu de décors, sans accessoires ou presque, qu’animent des câbles et des lumières en symbiose avec les expressions corporelles ou, à l’Acte III, spirituelles. Paraissant, de façon à la fois stricte et aimable, au pas des danseurs, l'Orchester der Komischen Oper Berlin dirigé par Jonathan Stockhammer joue sans relâche la trame souvent étirée, dont l'effet est tantôt stupéfiant, tantôt monotone, mais toujours en sorte d'assurer la fluidité de la circulation scénique.
En premier lieu, dans la représentation du conflit mythologique entre Kuruva et Pandava transposé en terre sud-africaine, les solistes semblent raides et empruntés en comparaison des combattants de la chorégraphie tonique et experte. Les sobres costumes permettent de bien distinguer les classes sociales (paysans, instructeurs, brahmanes et même un dieu, Krishna, par l'étincelant baryton-basse Samuli Taskinen), alors que le chant de l'excellent chœur maison a des accents plus militaires que liturgiques. De la lutte pour la survie à l'établissement d'une communauté de travailleurs (la ferme de Tolstoï, en 1910), le thème musical change, avec l'adjonction de flûtes et l'intéressant trio féminin formé par Kasturbai et Miss Schlesen (respectivement épouse et secrétaire de Gandhi) ainsi que Mrs. Naidoo (une collaboratrice indienne). En revanche, le schéma narratif demeure le même et l'action, même artificielle, ne cède rien en vigueur à la musique, d'une belle puissance sensorielle. Ainsi Gandhi peut-il prêcher tandis que d'autres jardinent. L'étrange scène parvient néanmoins à tailler dans le vif un écart subtil entre la solitude dans le discours au ton un peu utopique du camarade architecte Kallenbach et les idéaux clamés par le chœur des passionarias en mouvement.
Avec une gestuelle davantage démonstrative, le tableau suivant, plus symétrique, est marqué par la force de motivation de Parsi Rustomji, soutien fidèle de Gandhi, dans la rébellion contre les abus coloniaux. Puis, des plus bouleversantes, la confrontation ouvrant l'Acte II dirige vers la grande réussite lyrique de la soirée, par l'alliance presque parfaite entre musique et danse pour représentation du fanatisme comme manège tournant à vide. Le chant enrichit de pertinents contrastes, servis par une fosse bientôt en fusion, par exemple lorsque les vocalises du soprano Cathrin Lange (Miss Schlesen) expriment l'admiration pour le futur Mahatma. Devant un nouveau champ de bataille, vision tragique évidente grâce au bon usage des cordes, la voix du ténor Stefan Cifolelli (Gandhi) s'éclaircit, accompagnée du hautbois pour la superbe prière interprétée en complète rotation, synchronisée à merveille, par le chanteur transporté par ses disciples, comme message d'égalité et de solidarité. Alors, la foule des résistants en colère devient vagues humaines, les personnages plus expressifs et, passé un vrombissant allegro, les chœurs fantastiques (sur teinte verdienne). Les protestataires brandissent leurs cartes d'immatriculation et les brûlent avec passion.
Du dernier acte émane une atmosphère calme et révérencieuse, au chant plein de quiétude du mezzo Karolina Gumos (Kasturbai), puis celui très épuré du soprano Mirka Wagner (Mrs. Naidoo), sur le rythme lancinant ponctué par l'orgue électronique (proche de l'harmonium encore fort prisé en Inde). Pour rendre compte de la marche des mineurs de Newcastle (1913), leur passage sur le plateau incliné est marqué d'une ligne de chaux blanche, comme en souvenir des performances de La Monte Young vues par Philip Glass dans les années soixante. Une sorte de mouvement perpétuel initie ensuite la remarquable chorégraphie assise de Gandhi, dont les bras dessinent des formes poétiques. Avec lui, dans un orientalisme attentif et généreux, les interprètes entrent en un semblant de méditation, à l'écoute de quelques versets brahmaniques retenus par Glass et la librettiste Constance DeJong.
Avant le retour à l'atmosphère initiale, un défilé massif et brutal de martyrs dénudés, avec un terme stigmatisant écrit sur le corps, marque les esprits. Mais en un retour à l'ordre plus contemplatif, les avatars de Vishnou sont évoqués positivement tandis que les danseurs donnent à voir, avec une grande maîtrise, le mythe de Sisyphe, puis des scènes de compassion et enfin les tourments de l'homme contemporain rampant sous les six valeureux protagonistes de Satyagraha, élevés au rang de brahmanes. Seul, assis quasiment en lotus et baigné d'une lumière bleue grandiose, le Mahatma Gandhi réapparaît dans un limpide tour de passe-passe du plan incliné pour entamer son ultime air de victoire... ou de défaite, en considérant chaque issue comme égale, selon la parole divine. Quand enfin le chant se tait et se fait le noir total, le public ovationne cet opéra très singulier. Mais il peut aussi rester longtemps captivé par son interminable propos.
FC