Chroniques

par laurent bergnach

Moses und Aron | Moïse et Aaron
opéra d’Arnold Schönberg

operavision.eu / Komische Oper, Berlin
- 20 août 2020
Moses und Aron, opéra d’Arnold Schönberg à Berlin, en avril 2015
© monika ritterhaus

Dans un livre d’entretiens qui vient de paraître chez Aedam Musicae [lire notre critique de l’ouvrage], Philippe Manoury avoue la référence explicite, dans sa propre Nuit de Gutenberg (2011), à l’opéra inachevé et posthume de Schönberg, rappelant qu’au départ l’écriture fut un rempart contre l’adoration d’objets. Dans un article disponible sur son site personnel, le compositeur détaille ce combat entre croyance et pensée, qu’incarnent les deux frères mis en vedette par le dodécaphoniste :

« Évidemment, Moïse “croyait” en ce Dieu duquel il recevra les tables de la Loi, mais ce Dieu était avant tout un savoir et une conscience, et par là même, inconcevable, irreprésentable sous une forme visuelle, trop réductrice et trop fétichiste. Ce Dieu était abstraction. Moïse était intraitable, hautain, prêt à tout sacrifier pour l’Idée. Dans ce dessein, il incarnait celui qui ne saurait être incarné. On peut voir en lui une figure matricielle du despotisme éclairé. Aaron, lui, était un démocrate, mais un démocrate populiste. Il savait flatter les tendances majoritaires du peuple. Il souhaitait organiser le bonheur de tous. Il voulait être “populaire” et pour cela il ignorait le conflit, la résistance, et pliait devant la force du nombre. Ces deux figures vivent encore en nous, à notre époque, comme deux extrêmes entre lesquels notre civilisation continue de se déchirer ».

Créé au concert en 1954 (Hambourg), puis au théâtre trois ans plus tard (Zurich), Moses und Aaron se redécouvre aujourd’hui dans une production de la Komische Oper de Berlin où elle fut filmée, le 19 avril 2015. Un emprunt à Beckett (En attendant Godot, 1952) ouvre le spectacle d’abord lié à l’univers de la prestidigitation, avec son efficace poudre aux yeux (apparitions, métamorphoses, etc.). Par ce biais, Barrie Kosky présente un peuple réclamant d’être guidé par le corps plutôt que par l’esprit – la présence d’une danseuse sensuelle et d’une caméra confirment cette appétence pour l’hypnose visuelle. Avec l’aide de Klaus Grünberg (décors, lumières), Klaus Bruns (costumes), Hakan T. Aslan (chorégraphie) et d’une foule nombreuse sur scène (Chorsolisten, Kinderchor der Komischen Oper Berlin, Vocalconsort Berlin), le directeur artistique de l’institution peint efficacement l’exode biblique du peuple juif et commémore, à sa façon qui peut déplaire, le soixante-dixième anniversaire de la libération d’Auschwitz.

Maladroit avec sa propre parole autant qu’avec les trucages qu’Aron souhaiterait le voir utiliser de sa propre initiative, le cadet Moses est incarné avec la perturbation nécessaire par Robert Hayward, au baryton malheureusement peu projeté le plus souvent. C’est tout l’inverse pour John Daszak, ténor vaillant, clair et direct, en charge du rôle de l’aîné. En fosse avec l’orchestre maison, Vladimir Jurowski offre une lecture leste et contrastée, voire cinglante.

LB