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Chroniques
Donaueschinger Musiktage 2018 – épisode 5
Ilan Volkov dirige l’ensemble Klangforum Wien
Il est onze heures, le moment de gagner la Mozart Saal (Donauhallen) pour retrouver les remarquables musiciens de Klangforum Wien pour cet avant-dernier concert des Donaueschinger Musiktage, explorant cette année un face-à-face entre humains et machines [lire nos chroniques des épisodes 1, 2, 3 et 4 de l’édition 2018]. Sous la direction d’Ilan Volkov, l’ensemble autrichien, souvent salué dans nos colonnes [lire nos chroniques du 5 février 2009, du 29 septembre 2010, du 18 mars 2013, du 20 juin 2014, du 9 juillet 2017, des 27, 28 et 29 avril, puis 21, 23 et 24 juillet, enfin 8 septembre 2018], fait entendre quatre compositeurs venus d’horizon différents.
Il vit en Allemagne depuis plusieurs années, mais il est né à Buenos Aires en 1977. Membre de l’Akademie Schloss Solitude, l’Argentin Eduardo Moguillansky fut joué, entre autres, à Musica Viva de Munich, aux Wittener Tage für neue Kammermusik et à Wien Modern, autant de festivals qui lui commandèrent des œuvres, comme c’est aujourd’hui le cas de Resilienztraining pour ensemble, cuivres modifiés, platines et électronique, donné en première mondiale. On pourrait traduire le titre de sa nouvelle pièce par Entraînement à la résilience. La notion de résilience est utilisée en psychologie pour décrire le dépassement et la capacité de dépassement d’un individu en situation d’adversité, d’échec ou de conflit (deuil, licenciement, divorce, maladie grave, etc.) qui développe des solutions positives. La confiance en une aide extérieure est une d’entre elles, l’ironie est bien souvent la plus forte, quand ce n’est pas simplement une créativité débordante qui permet de passer à autre chose pour guérir. Avec ses chuintements répétés, des sifflements sinueux et un souffle affirmé qui intègre aussi la fragmentation, Resilienztraining se présente comme une errance organisée, voire émotionnellement manipulée – « une pression accrue sur la platine ralentit sa vitesse de rotation. Chaque intervention crée une résistance, spécifique à la pression exercée et au dispositif lui-même. Puis les instruments reproduisent le même son, comme sur un enregistrement. Entre le son original et sa transposition, des rythmes se créent qui prennent forme de signature acoustique d'un système sous contrainte », précise Moguillansky (brochure de salle). Après une vingtaine de minutes, l’œuvre se reconcentre en une sonorité stabilisée dans le grave.
Native de Split, la Croate Mirela Ivičević [photo, avec Ilan Volkov] fit ses études à Zagreb puis à Graz auprès de Beat Furrer, et vit maintenant à Vienne. Du quotidien elle emprunte des fragments sonores. Dans leur recyclage loin du contexte d’origine, elle invente d’autres mondes, en adéquation avec ses interrogations intimes, concernant l’autonomie de l’individu, physique et mentale, la différence de chacun, les conflits auxquels il peut se trouver mêlé, ou encore l’identité au sein de la société contemporaine. Commandé par le Südwestrundfunk (comme toutes les créations du célèbre festival allemand), CASE WHITE, dédié à Klangforum Wien, s’inscrit dans une approche politique de la démarche artistique. Il fait référence à CASE BLACK écrit en 2016, qui évoquait la bataille de la Sutjeska (1943), en Bosnie-Herzégovine, où le grand-père de la compositrice mourut comme de nombreux partisans yougoslaves. Rappeler aux Croates ce que fut la lutte contre l’occupant nazi n’est pas qu’un hommage, il s’agit aussi d’une mise en garde contre certaines dérives actuelles. Il oppose des activités sonores violemment contrastées, parfois bruitistes, au fil d’une pièce coup de poing plutôt brève (à peine dix minutes) achevée par un lamento redondant de la trompette, un long accord fortissimo relancé plusieurs fois, puis une section de petits frottements.
Né à Tbilissi en 1989, Koka Nikoladze a étudié au conservatoire de la capitale géorgienne, où il suivit les cours de Zurab Nadareishvili, puis à la Musikhochschule de Stuttgart auprès de Marco Stroppa et à la Norges musikkhøgskole d’Oslo. « J'aime naviguer entre deux extrêmes, soit en les confiant à des interprètes devenus alors co-compositeurs, soit en enlevant toutes libertés aux interprètes, en les contrôlant jusqu’à les transformer en "robots humains", explique-t-il (même source) ; depuis plusieurs années, j’explore la technologie comme prolongement de mon être. Peu à peu je me suis éloigné de la notation musicale convenue pour me concentrer davantage sur le développement des technologies. Mes travaux ne sont pas imprimables, ils existent sous forme d’algorithmes et de croquis ». Dépassionnés, les titres sont réduits à la date de création de ses œuvres – ainsi de 21.10.18 qu’il présente au public lors d’une courte locution avant l’exécution. Le résultat s’apparente à une performance à la frontière des genres dont on ignore ce qu’il resterait à deuxième écoute.
Les pièces de Francesco Filidei (né en 1973) affichent souvent des titres qui renvoient à l’ère baroque, voire à la Renaissance ou à l’âge classique. Au catalogue du Pisan l’on trouve une série de ballades écrites pour divers effectifs. En 2011, la première était conçue pour orgue, ensemble amplifié et électronique. La même année naissait à New York la Ballata n°2 pour ensemble. Puis il y eut les Ballata n°3 pour piano et ensemble (2013), Ballata n°4 pour viole de gambe et ensemble et Ballata n°5 pour trompette et ensemble (2015), enfin Ballata n°6 « Canzone » pour harmonica et ensemble (2016). Deux ans plus tard, Filidei complète le cycle avec la Ballata n°7 pour ensemble que nous entendons à Donaueschingen. « Mes ballades n’évoquent pas qu’une forme romantique. Elles font également partie du cheminement d’un processus créatif complet. La Ballata n°7 poursuit cette recherche tout en rejetant certains acquis des précédentes. […] Son matériau provient de L’inondation, mon opéra d’après le roman d’Evguéni Zamiatine qui sera créé à l’Opéra-Comique (Paris) en septembre 2019 », annonce Filidei [lire nos chroniques de Dormo molto amore, Finito ogni gesto, I funerali dell’anarchico Serantini, Giordano Bruno et Sull’essere angeli]. Le mode de jeu précaire des vents et le dépouillement initial de l’œuvre renvoient sans doute à la mémoire du maître de Tai Chi auquel elle est dédiée. Un bruissement consonnant de l’ensemble caresse ce souffle presque soliste. Le rythme s’impose ensuite, et laisse place à une envolée lyrique new age conclue par trois accords brutaux puis une plage de paix.
HK