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Chroniques
Il killer di parole | Le tueur de mots
opéra de Claudio Ambrosini
Depuis longtemps, le Théâtre La Fenice montre une attention à la création lyrique. C’est donc en toute fidélité à son histoire que l’institution propose, en ultime production de sa saison 2010, une commande à Claudio Ambrosini, Il killer di parole, sur un sujet écrit en collaboration avec Daniel Pennac.
L’argument laisse affleurer une poésie prometteuse. À la fin du XXe siècle, un homme – leKiller di parole (l’Assassin de mots) –, explique à son bébé la fonction qui lui incombe dans l’entreprise où il travaille : élaguer le lexique de ses éléments tombés en désuétude pour leur substituer d’autres plus fréquents et compréhensibles par tous. Mais c’est un conteur sensible qui n’accomplit sa tâche qu’avec remords et dont l’indécision irrite l’épouse, une femme d’affaires pragmatique, comptable passionnée de chiffres. Les scrupules de son mari suscitent les sarcasmes de son collègue, aussi amant de celle-là. Vingt-cinq ans plus tard, le fils a grandi et participe aux côtés de son père au recueil phonographique des dernières langues en voie de disparition avant l’instauration, à minuit, de la langue unique.
La musique soutient efficacement le propos dramaturgique. Elle est secondée par une mise en scène très lisible, imaginée par Francesco Micheli, et qui distingue nettement les deux actes : un cube en rotation pour le premier et d’immenses tréteaux pour le second. L’ouverture, avec la projection du pavé luminescent de la chambre sur le rideau de scène et l’annonce des couleurs instrumentales, fonctionne comme un générique. Le compositeur se montre fidèle à certains passages rendus obligés par l’histoire lyrique. Il en va ainsi du chœur initial de l’humanité en errance, à l’aube de la découverte du langage. De même, le second acte peut être vu comme un long finale d’opéra. Les ultimes idiomes passent tour à tour devant le microphone pour être immortalisés, puis cela se transforme en hymne à la mémoire linguistique, confondant toutes les différences avant que la femme ne révèle à son époux l’inanité de son entreprise et n’annonce les douze coups de minuit, signal de l’entrée en vigueur de la langue unique. Ce crescendo est peut-être la réussite la plus incontestable de la partition, avec un sens de la progression dramatique indéniable.
La partie vocale est traitée avec beaucoup d’à-propos, caractérisant nettement les personnages. Le Killer di parole est un baryton qui, en vieillissant, prend un visage évoquant André Dussolier – coïncidence ou similitude volontaire entre le ministre réel de la déclamation narrative et celui fictif du destin des mots ? Roberto Abbondanza incarne le personnage avec sensibilité. La ligne reste favorable au récit et à la mélancolie, contrastant avec la virtuosité agressive de l’épouse. Sonia Visentin n’épargne ni les aigus, ni une nasalité un peu excessive. Cette femme de chiffres n’a aucune sensualité ; l’ivresse du colorature en tient lieu. L’aria Il sole tramonta à la fin de la première scène du second acte est un exemple patent de cette célébration des stratosphères de la tessiture. Le fils, chanté par le ténor Mirko Guadagnini, est le pendant juvénile de son géniteur, selon une typologie assez traditionnelle dans la distribution des registres.
Les rôles secondaires sont répartis en trois interprètes. Valentina Valente montre un soprano plein d’acuité dans laParola uccisa (le Mot assassiné), la photographe et l’Ultima parlante giovane. L’acidité de la voix lui donne une certaine parenté avec l’épouse. Le collègue et l’Ultimo parlante vecchio incombent à Gianluca Buratto, basse de caractère ad hoc. La journaliste et l’Ultima parlante delle paludi trouvent en Damiana Pinti un mezzo-soprano identifiable.
Si le lyrisme vocal et la maîtrise des techniques du répertoire sont évidents, la facture orchestrale n’enlève pas une telle adhésion. Les pupitres sont pourtant variés et chacun des groupes est représenté. Pourtant, l’intonation un peu sèche des cordes grattées et une écriture plutôt encline au percussionisme élaborent un tressage instrumental qui se limite parfois à accompagner les chanteurs. Ces effets de grande guitare souscrivent un peu trop à une certaine modernité et peuvent lasser. La richesse du livret semble ne pas trouver sa traduction dans la fosse. Les chœurs amples du premier acte et la variété du grand finale présentent les meilleures compositions de textures et de couleurs. On attendrait plus d’interactions entre le plateau vocal et la partie orchestrale, laquelle se limite souvent à une broderie illustrative peu concernée par les évolutions dramatiques de la scène. Andrea Molino fait cependant preuve d’un engagement louable à la tête de l’Orchestra del Teatro La Fenice, et, sous la houlette de Claudio Marino Moretti, le Chœur rend justice aux fascinants ensembles.
GC