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Chroniques
L’incoronazione di Poppea | Le couronnement de Poppée
drama in musica de Claudio Monteverdi
S’il est forcément enthousiasmant de s’atteler à un opéra de Monteverdi, il l’est plusdans le cadre d’un projet dédié aux jeunes chanteurs, comme c’est le cas de cette Incoronazione di Poppea présentée par BAROCKOPER:JUNG qui intègre des voix distinguées l’an dernier par le Concours de chant baroque Pietro Antonio Cesti. Au metteur en scène rhénan Jakob Peters-Messer et au chef romain Massimiliano Toni, ici à la tête de la Schola Cantorum Basiliensis, est confiée une dizaine d’artistes pour une nouvelle production qui sait mesurer ses ambitions aux moyens de l’aventure.
Nous sommes dans la cour de la faculté de théologie catholique d’Innsbruck, ce qui, au regard de l’ouvrage sans conteste le plus truffé d’évocations sensuelles du répertoire monteverdien, surenchérit immanquablement le sourire provoqué par lesdites évocations. De fait, Jakob Peters-Messer n’hésite guère à « enfoncer le clou », soulignant sa lecture de certains traits littéralement sexuels dont la déroutante transparence n’a d’égale que la rieuse humeur à les mettre à distance. Situations cocasses, humour omniprésent, donc, pour cette réalisation qui n’omet pas pour autant les aspects poétiques et spirituels du drame.
Une scène en différents étages est édifiée dans la cour, ménageant en haut du plateau un espace pour l’orchestre (environ dix instrumentistes), ce qui a le mérite d’agrandir considérablement les proportions, adjoignant au jeu frontal traditionnel variété de profils et de perspectives inventives. Loin de s’en contenter, cette Incoronazione envahit également les galeries du péristyle comme les étages du bâtiment. L’équipe gagne l’espace scénique en costume de ville, texte en main, pour un Prologue où s’échangent les politesses bon enfant d’une répétition. Un embryon de théâtralisation point déjà par l’usage de masques lorsque s’expriment les allégories (Fortune, Vertu, Amour). Ottone ouvre le premier acte, tandis que les garçons de l’affaire se changent à vue en jardin et que les fameux amants impérieux se caressent en cour.
Et vogue le navire, au fil d’une eau généreusement épicée qu’habitent les « historiques » (plus précisément les « romanesques », Busenello ayant sauvagement mêlés les destins recueillis dans Suétone et Tacite pour génialement ficeler son argument) : une Poppea tout de charme, un fougueux Nerone, expéditif et capricieux, une Ottavia de sombre et digne autorité, un Ottone dostoïevskien et une Drusilla énamourée de ses propres ardeurs. Les passions de ces figures tour à tour improbables et touchantes sont révélées par l’absurde au travers de « petits personnages » assez truculents, soldats priapiques, étudiants pervers et, surtout, nourrices hautes en couleurs (travestis, bien sûr), et dominées par le discrètement héroïque Sénèque. Nous le disions plus haut : la poésie est au rendez-vous, notamment dans l’inquiétant défilé des sacrifiés à l’amour de Néron et Poppée, durant le célèbre duetto de l’acte final, le départ hiératique de l’Impératrice déchue après ses bouleversants adieux, ou le suicide du philosophe – pour ne pas dire « pédagogue », terme qui mettrait peut-être en abîme l’essence même de ce projet, par exemple... à méditer, cela dit – subtilement stylisé dans un ruban déroulant sa vive écarlate depuis une fenêtre définitive sur celui qui règne et le condamne.
Jeunes voix, disions-nous – bel hommage au compositeur qui compte soixante-quinze printemps lorsqu’il écrit son ultime opéra. Le ténor turc Mert Süngü assure avec vaillance les rôles du Second soldat, du Consul et de Liberto, tandis que le baryton florentin Gianluca Margheri prête un baryton corsé à Littore et au Tribun – la voix est ferme, solidement accrochée, même –, ainsi qu’une plastique avantageusement construite à Mercurio. Ténor clair fort à son aise dans la musique de Monteverdi, le Suédois Martin Vanberg, d’abord instable en Premier soldat, livre ensuite un Lucano efficace et une Nourrice d’Ottavia aussi remarquablement chantée que drôle (sorte de gretchen-girafe qui ne dédaigne pas la chose). Avec ces trois chanteurs, les disciples de Sénèque bénéficient d’une distribution idéalement équilibrée.
Le ballet des amours contrariées (ou contrariantes) articule des gosiers précisément aiguisés, à commencer par celui du contre-ténor anglais Rupert Enticknap au service d’un Ottone rigoureusement conduit dont la couleur peu à peu s’exprime. La fraîcheur de timbre du soprano Anna Maria Sarra lui donne la réplique en une Drusilla attachante, chaud-froid subtile entre douleur et rire. À Nerone, le mezzo-soprano Tehila Nini offre une voix aussi souple qu’opulente – qu’il nous soit toutefois permis (et le présent choix n’en incombe certes pas à l’artiste !) d’exprimer notre préférence pour les Néron sopranistes, voire ténors (moins « authentiquement ») : les scènes amoureuses de ce soir nécessitent un certain effort, avouons-le, pour les rendre crédibles, quand par ailleurs le spectacle s’affranchit de conventions trop pesantes. Saisissante Ottavia, le mezzo Giuseppina Bridelli happe l’écoute par des moyens vocaux supérieurement maîtrisés, un bel éventail expressif et un grand sens du théâtre (sans l’appuyer jamais) ; on se souviendra longtemps de son Addio Roma, addio Patria, amici addio.
Deux voix séduisent incontestablement le public : la basse italienne Gianluca Buratto qui brille par la musicalité, la puissance et le grain, dans un Seneca plus que convainquant ; l’agile et ductile Hongroise Emőke Baráth en insaisissable Poppea. On retrouve Jeffrey Francis en doyen, ou plutôt en doyenne puisqu’il affirme ici une Arnalta savoureusement buffa.
BB