Chroniques

par bertrand bolognesi

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra-Théâtre Metz Métropole
- 6 février 2018
le très beau décors de Benoît Dugardyn pour "Eugène Onéguine" à Metz
© arnaud hussenot | opéra-théâtre metz métropole

En collaboration avec l’Opéra de Reims, l’Opéra-Théâtre Metz Métropole présente une nouvelle production d’Eugène Onéguine, défendue par un plateau vocal de bonne foi et sainement équilibré, l’Orchestre national de Lorraine en progrès constant, enfin le Chœur maison, de fort belle tenue (dirigé par Nathalie Marmeuse), dont les gosiers masculins révèlent une efficace vaillance – bonne surprise, quand nos chœurs de régions ne brillent généralement que par les dames ! Outre le Zaretski robuste et enveloppant d’Andreï Zemskov, l’on remarque avec avantage la clarté idéale de Lars Piselé en Triquet lumineux. On retrouve le chant confortable, pour ainsi dire, de Micha Schelomianski dans un Grémine à l’exquis velours, rôle attachant qu’il nuance avec générosité [lire nos chroniques du 11 janvier 2011, du 7 mai 2013 et du 17 janvier 2014]. Une dizaine d’années après Moscou Quartier des cerises [lire notre chronique du 24 mars 2006], Cécile Galois réintègre le répertoire russe en Filipievna évidente. D’un timbre posé, Marie Gautrot campe une parfaite Larina.

Le quatuor de jeunes gens satisfait haut la main.
On découvre une Olga plus sombre que d’accoutumé en Julie Robard-Gendre, voix solide, si noire et si forte que le personnage semble sérieux, même quand il prétend le contraire, ce dont la direction d’acteurs tire profit (on y reviendra). L’aigu fulgurant et l’instrument étonnement souple de Jonathan Boyd favorisent Vladimir ; il déploie des trésors de douceurs à la fin du bal et, surtout, dans le fameux air qui prélude au duel, avec de superbes attaques en voix mixte, fort sensibles [lire notre chronique du 25 novembre 2014]. D’un impact rigoureusement serti, Isabelle Cals livre une Tatiana faussement fragile ; émission élégante et couleur volontaire cisèlent un chant qui toujours émeut, jusqu’à l’ultime – à l'Acte III : « le bonheur est passé si près de nous », à pleurer [lire nos chroniques de Benvenuto Cellini, Falstaff et Dialogues des carmélites]. Au timbre large et chaleureux de David Bižić revient Eugène, servi d’un organe caressant. Maintes fois applaudi dans divers rôles [lire nos chroniques de L'amour des trois oranges, Rossignol, Andrea Chénier, La bohème et Don Giovanni], le baryton manque toutefois un rien d’envergure en Onéguine ; si le fait que son incarnation demeure difficile à cerner peut, d’un point de vue théâtral, être une chance, l’implication du phénomène dans la voix est parfois gênante.

La mise en scène réussit admirablement l’inscription dans l’écrin traditionnel et l’inventivité de chaque instant, jusqu’à renouveler certaines conceptions, non sans espièglerie, au besoin. Avec la précieuse complicité de Benoît Dugardyn pour les décors et de Patrice Willaume aux lumières, la chorégraphe Pénélope Bergeret signe un Onéguine esthétique et passionnant qui déroge habilement à l’attendu. Placé en touche gauche au premier acte, un fauteuil à bascule donne au plateau ses proportions, de même qu’au troisième l’opposé est circonscrit par une coiffeuse, signalant un parcours qu’on dira sans issu. Omniprésente, une pile de livres s’échoue contre le cadre de scène pendant tout le spectacle. Derrière un voile apparaît Tatiana, présence furtive qui ne rompt pas la diaphanéité du tableau liminaire. Le lever de rideau révèle un sobre intérieur entièrement boisé dont les portes, surmontées de jours juchés haut, ouvrent sur les blés.

Sous un ciel estival, Mme Larine et la nourrice font briller l’argenterie en devisant. Les costumes de Julie Lance dessinent le caractère des protagonistes : strict et classique Tatiana, Olga fantasque et colorée, Vladimir apprêté et néanmoins brouillon, Eugène grand genre et prétentiard. La fraîcheur de l’intervention du chœur est sympathique, agrémentée de six joyeux gamins, tandis que les adultes puisent le thé au samovar. Voiles flottant sur la nuit étoilée, infinie, la jeune fille griffonne fiévreusement sa déclaration. Le matin venu, dans des robes-lettres quatre habilleuses exécutent un étrange rituel, magie dans laquelle se rassure l’amoureuse – nous voilà dans l’imagination de Tatiana. La déception qui clôt l’épisode s’accomplit dans un néant douloureux que les frondaisons du jardin ne consolent pas. L’Acte II carole un bal masqué où dominent des vêtures anciennes, le passé russe envahissant le salon des Larine. Plutôt qu’un vieillard ridicule, Monsieur Triquet est un jeune homme timide, séducteur malgré lui dont s’éprennent les femmes du chœur – au passage, froncements de sourcils et autres mines désemparées à l’écoute de la langue française laissent deviner une modeste aristocratie de province qui ne fait pas semblant. Lorsque point la jalousie de Lenski, la gravité inhabituelle d’Olga pourrait bien être prémonition du pire, avec ce visage de sainte embrasée. La tentative de réconciliation au champagne n’y peut mais : il faut se battre. Les fenêtres du duel butent contre les troncs quasiment noir et blanc des bouleaux. Accompagné d’un adolescent soumis et apeuré en guise de second (ce qui laisse imaginer quelque relation complexe), Eugène happe la lumière. L’horizon se ferme. Seul, il tire… sur nous, public sacrifié, comme le poète, à sa vanité mondaine. Pas plus de surcharge pour figurer le palais de Grémine, un échantillon de deux façades pétersbourgeoises dans une lumière côtière et une rive de canal suffisent (III). Ce que redoutait tant l’anti-héros de Pouchkine se réalise : le ridicule – on sait gré à Pénélope Bergeret de ne le point suicider, comme c’est de plus en plus l’usage : ce serait là geste trop glorieux pour lui. Une seule chose à faire : fermer les volets. Chapeau !

À la tête d’un Orchestre national de Lorraine en bonne forme – saluons-en les cornistes pour leurs interventions ô combien nuancées (Khalil Amri, Jean-Philippe Chavey, Julien Mériglier, Julien Pongy et Philippe Quéraud) –, d’assez leste allure Benjamin Pionnier ouvre l’opéra. Le tempo s’assagit dans les moments choraux, ce qui n’évite pas d’infimes décalages. Le peu de fougue accordée à la scène de la lettre laisse sur sa faim : sans effervescence ni urgence, où sont désir, peur, confusion, exaltation ?... La fosse confirme sa relative platitude durant l’acte médian, ce que contredit luxueusement le poignant solo de violoncelle du duel. Au III, tout change soudain : c’est qu’Eugène est amoureux, vaincu ! Voilà une option courageuse : l’orchestre s’infiltre dans le point de vue du rôle-titre, incapable, deux actes sur trois, de ressentir la passion. C’est un pari risqué qui, pour finir, donne son poids à la conversion du cynique poseur.

BB