Chroniques

par delphine roullier

Falstaff
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra national de Bordeaux
- 8 février 2004
à l'Opéra national de Bordeaux, Ivo Guerra présente un Falstaff traditionnel
© frédéric desmesure

Si la bouffonnerie ne tue pas, elle nous fait en revanche sourire. Falstaff est l’ultime opéra que Verdi compose, alors que, malade, il entre dans sa quatre-vingtième année. L’ouvrage réalise pourtant une brèche dans sa production, puisque pour la première fois, c’est l’inflexion comique qui, au travers des péripéties des personnages, va dépeindre la crise de la modernité amorcée en ces temps. Le livret, élaboré pour l’occasion par le fidèle Arrigo Boito, met en scène le héros shakespearien des Joyeuses commères de Windsor, Falstaff, fameux gentilhomme à l’imposture exacerbée. Plus animé par le vice de l’argent que par l’élégance d’esprit, cet amoureux grotesque n’obtiendra comme somme de ses ruses que railleries de la part des femmes qu’il courtise, sans compter quelques querelles de mâles dominants. Car, si le vieux Sir John pensait son astuce efficace, le portrait féminin de la pièce ne se laisse pas risquer à tant de naïveté. Et qui croyait prendre est pris, puisque par l’équivoque qu’il avait lui-même lancée, Falstaff, que l’usure du temps dénonce suranné, à son tour se fera dupé. Parce que l’opéra est bien sûr buffa, la pièce se clos sous le signe du rassemblement des protagonistes autour d’un festin réunificateur, à l’italienne. Parallèlement à cette intrigue se trame celle de l’impossible histoire d’amour d’un jeune couple que l’autorité parentale se refuse à unir et qu’un destin farceur rassemblera pourtant !

Si l’argument, de facture classique, choisit une dramaturgie comique, c’est que les traits bouffons se doivent de révéler un visage humain bien moins drôle mais tout aussi vrai que le rire peut l’être. S’éloignant ainsi d’un siècle romantique, Verdi ouvre la voie vers plus de réalisme. Et pourtant, la comédie lyrique de cet après-midi retiendra l’accent aux teneurs cocasses, donnant du relief à ses personnages dans de caricaturales péripéties jalouses et pécuniaires. Restituant une d’époque à l’architecture boisée, les six tableaux marquent de leur sceau le paysage shakespearien du XVIIe siècle. Il semble que la toile de fond eut égard à restituer, dans un regain d’authenticité, une vérité de sentiment à la manière naturaliste d’un Millet. Mais si la présence d’un arrière plan de paysans, employés tantôt aux travaux agricoles, tantôt aux tâches domestiques, révèle le calme d’un tableau idéal et propose une lecture d’un réalisme sommes toutes conventionnel, il contraste en revanche allègement avec un premier plan où, en perpétuel mouvement, le bourgeois s’affaire au désordre de l’âme, brassant les aléas d’un cœur enfin sorti de son ennui. Et les beaux costumes aux manches bouffantes, les pourpoints généreux, dévisagent la supercherie qui va se jouer, indiquant que le temps se serait comme arrêté pour nous emprisonner dans un contexte d’époque qui de nos jours caresse plus les consciences qu’il ne les dérange. On sent alors respirer l’âge aux traits marqués par une fourberie déjouée, à la manière d’un Molière en puissance, où l’habit ne fait pas le moine mais le dévêt.

Dans cette atmosphère intime qui convient au chaleureux climat du charmant opéra de Bordeaux, signalons la direction efficace d’Evelino Pidò. La trame orchestrale rapide et scintillante a donné la variété des couleurs et de caractère que chaque soliste porte en son personnage. Ainsi, Marc Barrard, fut un Ford brillant ; sa prestation a su libérer le personnage de sa colère, et son timbre large exprimer la stupéfaction d’un homme désemparé. Cajus, campé par Ricardo Cassinelli, s’imposa comme l’une des présences les plus fortes du plateau, mettant à l’honneur le comique de situation. Sandrine Piau, dans le rôle de Nannetta, formait un couple ravissant avec Fenton, interprété par Yann Beuron, et offrait une échappée calme et gaie, ainsi qu’une grande douceur – plus qu’appréciable dans le désordre ambiant. Retenons également, dans le rôle de Mrs Alice Ford, Leontina Vaduva, qui a servi d’un timbre élégant et chatoyant sa partie, de même que la très belle voix d’Isabelle Cals, malheureusement souvent couverte par l’orchestre, qui interprétait Mrs Peg. Quant au Falstaff ventripotent aux allures de savant fou, s’il peut à peine se mouvoir, il s’adonne volontiers aux bavardages. Et c’est Alberto Rinaldi qui donnait, par un timbre un peu usé doublant ses effets d’un style extravagant, la démesure au personnage dont il sera de fait difficile d’embrasser quelque profondeur. Ses deux acolytes n’en demeurent pas moins caricaturaux : si leurs nez semblent vouloir rivaliser avec Cyrano, leur fainéantise donne un tout autre ton, bref, des bouffons bien empotés interprétés avec une efficace drôlerie par Rodolphe Briand (Bardolfo) et Fernand Bernadi (Pistola).

Si Ivo Guerra a choisi de réaliser une mise en scène traditionnelle au ton largement caricatural, on déplore que l’avancée de Verdi (qui veillait d’ailleurs avec attention au plaisir de l’œil) ne lui ait inspiré une vision plus progressiste. En effet, il est à supposer qu’une lecture inventive du livret aurait su renouveler l’éloquence du genre.

DR