Chroniques

par françois cavaillès

Francis Poulenc | Dialogues des carmélites (version de concert)
Véronique Gens, Sophie Koch, Patricia Petibon, Vannina Santoni, etc.

Unikanti et Les Siècles, dirigés par Karina Canellakis
Théâtre Impérial, Compiègne
- 14 décembre 2024

Quelques jours avant leur élévation au rang de bienheureuses, les religieuses de Compiègne effectuent, en tant que personnages de l’opéra de Francis Poulenc, un retour aux sources remarqué. Sur les lieux de leur vie monacale, où se dresse aujourd’hui le Théâtre Impérial, est donné Dialogues des carmélites (1957) en version de concert, l’émotion n’en crût que bien davantage pour les interprètes, certains bouclant les trois actes à chaudes larmes. Et la gloire des seize guillotinées de s’étendre, comme la semaine suivante leur culte jusqu’à l’Église universelle.

Si le destin tragique de la novice Blanche de La Force, être romanesque inventé par Gertrud von Le Fort dans Die Letzte am Schafott (1931)* est bien retracé, c’est avant tout grâce à l’orchestre Les Siècles dirigé par Karina Canellakis dans le respect des accents dramatiques et mystiques de la trame [lire notre chronique d’Eugène Onéguine]. Dès le premier tableau, l’interprétation paraît explosive et joueuse, en capacité de donner bel effet aux tournures d’un langage apparemment si peu fait pour l’art lyrique. Alternant entre fanfare et grand geste romantique, l’étoffe du premier interlude transmet la densité du drame lors de l’entrée au couvent. Le tableau suivant se referme dans un songe ténébreux, avant l’intermède qui oscille entre badinerie et drame. Pour emmener derrière les murs, le sombre prélude est ponctué avec superbe. Belle comme un printemps, l’entrée de Constance, enroule son récitatif dans une étole de clarinette fourrée d’or. À la sortie de cette enfant confiante, la fosse donne un générique hors du commun, traversé d’un éclair terrible soulignant la prémonition. La mélopée lugubre du cor anglais, puis une mélancolie tortueuse introduisent la scène d’agonie de la prieure. Tranchant tel un crépuscule, puis endeuillé, le prélude de l’Acte II livre son atmosphère de veillée funèbre. Dès lors, l’œuvre fait encore davantage la part belle aux solistes vocaux. En adéquation avec l’instant à représenter, Les Siècles conjugue sournoiserie et onctuosité. La nouvelle prieure, Thérèse de Saint-Augustin (Madame Lidoine), fait son apparition dans la fonction sur une musique gracieuse presque guillerette. Pour le vœu du martyre, la cheffe tire de glaçantes conclusions avant l’irruption des autorités révolutionnaires. Plus long, le dernier prélude allie à l’épaisse brosse des violons la rondeur des cuivres en une sarabande mélodramatique. Le lyrisme semble détenu par l’orchestre pour la marche à l’échafaud, fracas instrumental plus terrible. L’ultime interlude est un joyau, offert en gradation remarquable jusqu’au somptueux chœur conclusif dont la mélodie se montre de plus en plus captivante à mesure que se réduit le nombre de voix. En toute fin, chœur et orchestre semblent couvrir d’une couronne d’épines les carmélites disparues – moment de clairvoyance, peut-être, pour qui croyait coupés les ponts avec l’être d’amour universel.

L’ensemble de la distribution vocale satisfait – celle qui chante actuellement l’ouvrage au Théâtre des Champs-Élysées, reprenant la mise en scène assez ancienne d’Olivier Py [lire notre chronique du 7 février 2018]. Le baryton Alexandre Duhamel et le ténor Sahy Ratia tiennent avec délicatesse les rôles du Marquis, solennel, et du Chevalier. Solaire, le baryton-basse Matthieu Lécroart campe Thierry, le serviteur de la famille. Le soprano Vannina Santoni sait faire parler l’intensité héroïque si singulière de Blanche. Plus tard opposée à son frère, elle affirme son caractère qui conjugue faiblesse et radicalité. Incarnée avec justesse et précision, Madame de Croissy, la première prieure, revient au mezzo Sophie Koch qui magnifie la prière du petit pâtre, en profond écho à la sincérité religieuse de Poulenc. Grande tragédienne, pleinement humaine et digne comme sa colère vite piquée, l’artiste se montre à la hauteur du texte magnifique de vérité, de plus en plus noir. Indéniable talent de rossignol, le soprano Manon Lamaison livre ce charmant serpent de Constance, d’une éclatante drôlerie. En retorse Marie de l’Incarnation, le soprano Patricia Petibon s’avère bonne comédienne. Nouvelle prieure, le soprano Véronique Gens affirme un chant très assuré, épandu sur une sorte de long menuet aux accents triomphaux et légèrement enflammé jusqu’à sa harangue finale. Chaleureux s’avère le ténor Loïc Félix en Aumonier. Il faut aussi admirer l’impulsivité du mezzo large et attirant de Ramya Roy, en Sœur Mathilde. Le Premier Commissaire du Peuple est marqué par l’agréable legato du ténor Blaise Rantoanina, et l’on remarque le baryton-basse Yuri Kissin en splendide Officier. Le mezzo Marie Gautrot s’insère à merveille en Mère Jeanne. Enfin, le chœur Unikanti plaît par la suavité et l’habileté dans un doux Ave Maria.

FC

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Note de la rédaction :
à partir de La relation du martyre des seize carmélites de Compiègne de
Françoise-Geneviève Philippe (1761-1836) – nom citoyen de la religieuse Marie de l'Incarnation,
seule du carmel de Compiègne à n’avoir pas été exécutée –, l'écrivain Georges Bernanos
adaptait la nouvelle pour le cinéma en 1948, sans que le projet aboutît, et c’est
finalement au théâtre que son œuvre fut rendue publique, en 1952, dans une version
de Jacques Hébertot, qui servit plus tard de base au livret de Francis Poulenc