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Chroniques
Sigurd
opéra d’Ernest Reyer
Certains ouvrages lyriques, ayant néanmoins connu assez le succès pour tenir plus d’une centaine de fois l’affiche de l’Opéra de Paris dans leurs premières années, furent recouvert d’un voile d’oubli que plusieurs tentatives de résurrection ne parvinrent malheureusement pas à durablement soulever. Ainsi en va-t-il de Sigurd, opéra en quatre actes, neuf tableaux et deux ballets qu’entre 1862 et 1883 composa le musicien marseillais Ernest Reyer. Conçu à partir de la mythologie islandaise (les Edda du XIIIe siècle) et du Nibelungenlied qui leur est contemporain, le livret fut écrit à quatre mains par le dramaturge blésois Alfred Blau, qui contribuera plus tard à l’Esclarmonde de Massenet, et par l’impresario orangeois Camille Ducommun du Locle, futur patron de l’Opéra Comique – pour Reyer, il concevra également le livret de Salammbô (d’après Flaubert) que l’on appréciait ici-même, il y a quelques années [lire notre chronique du 30 septembre 2008].
Créé au Théâtre royal de La Monnaie de Bruxelles, le 7 janvier 1884, puis donné dans la foulée à Londres, Lyon, Monte-Carlo, Paris et Milan, Sigurd inaugurerait après la Grande Guerre deux maisons d’opéra françaises : le nouveau théâtre nancéien de Joseph Hornecker sur la place Stanislas, le 14 octobre 1919 et, le 3 décembre 1924, celui que Charles Bénard construisit à Marseille, véritable joyau art déco. Justement, l’Opéra de Marseille célèbre cette saison son centenaire : voilà l’occasion rêvée de programmer une œuvre qui y retentit encore dans les années soixante puis en 1995, alors servie par Alberto Cupido (Sigurd), Françoise Pollet (Brunehilde), Jean-Philippe Lafont (Gunther), Cécile Perrin (Hilda) et Viorica Cortez (Uta) – le metteur en scène belge Albert-André Lheureux signait la production, tandis que le Viennois Dietfried Bernet menait la fosse.
Précédé en 1973 d’une captation radiophonique placé sous la battue de Manuel Rosenthal et diffusée en direct – avec, dans le même ordre, Guy Chauvet, Andréa Guiot, Robert Massard, Andrée Esposito et Denise Scharley – puis d’un concert lors de l’édition 1993 du Festival de Radio France et Montpellier – Chris Merritt, Valérie Millot, Monte Pederson, Michèle Lagrange et Hélène Jossoud, Günter Neuholdétant alors à la barre –, enfin d’une autre version de concert, menée à l’automne 2019 par Frédéric Chaslin pour le centenaire du bâtiment qui désormais abrite l’Opéra national de Lorraine (Nancy) – Peter Wedd, Catherine Hunold, Jean-Sébastien Bou, Camille Schnoor et Marie-Ange Todorovitch en étaient les protagonistes –, le Sigurd d’aujourd’hui, qui occupe quatre représentations, fait l’événement. Aussi retrouvons-nous avec grand plaisir la musique d’Ernest Reyer, certes wagnérienne mais pas uniquement, l’écriture vocale ainsi que celle des parties de bois héritant clairement de la facture berliozienne, quand la faconde générale mêle à l’aura tétralogique, pour ainsi dire, les saveurs de la tradition musicale française. Souhaitons vivement que cette première, où la partition est allégée d’environ un cinquième, fertilise l’imagination des décideurs, en France comme ailleurs !
Sans doute n’est-il pas simple de mettre en scène Sigurd. Il revient à Charles Roubaud d’en relever le défi, ce qu’il réussit haut la main par ce style, bien à lui, des réalisation sobres et stylisées qui s’appuie sur une scénographie épurée, un savant saupoudrage d’inserts vidéastiques, enfin sur une création lumière habile [lire nos chroniques de Don Carlo, Colomba, Der fliegende Holländer, Aida, Le Cid, Cenerentola, I puritani, Il trovatore, Die Walküre, Turandot et Elektra]. Aussi s’entoure-t-il d’une efficace équipe de complices : Emmanuelle Favre qui signe une architecture minérale ; Julien Soulier pour l’image, inventeur d’un décor idéalement mobile puisque virtuel – forêt printanière, brume inquiétante de la plaine hivernale et désolée, apparitions chimériques, invasion des eaux par les flammes dès la sonnerie du cor magique d’Odin, nuit étoilée, miroitement à la surface du lac, enfin hostile défilé montagneux – ; et Jacques Rouveyrollis, nimbant d’une lumière choisie les quelques trois heures et quart du spectacle. Quant à la vêture, elle est confiée à Katia Duflot, qui confronte l’aura chevaleresque de temps ancestraux à la modernité d’il y a un siècle, longues capotes noires et casquettes sévères pour les soldats, un rien soviétiques, quand les dames arborent lamés et failles, franges et perles, bibis et cloches sur crantés ou larges boucles. Le geste demeure altier, sans que la direction d’acteurs invite une dimension psychologique dont le mythe n’a que faire. Le quatrième et dernier acte s’achève dans un lent effondrement de roches laissant voguer les nuages, bientôt fondus en une colle gris-rose, telle la fumée de l’incendie – la Götterdämmerung, donc.
Pour l’excellent Jean-Marie Zeitouni, la partition de Reyer ne garde aucun secret. À la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Marseille en fort bonne santé, le chef québécois [lire nos chroniques de Chérubin, Carmen et Ariane et Barbe-Bleue, ainsi que de son CD Piazzolla] livre une interprétation de haute tenue, nourrie d’une vision à long terme de l’œuvre. Jamais trop contrastée, sa lecture, tonique, affirme une expressivité convaincante. Pendant l’Ouverture, le relief donné à la survenue de la fugue – un exercice auquel Wagner ne s’adonne point, par exemple – conjugue vivacité et coloris. Voilà une baguette qui mène son monde avec une sensibilité impérative et admirable.
La voix n’est pas en reste. À commencer par les artistes du Chœur de l’Opéra de Marseille, préparés par Florent Mayet, qui offrent une prestation vaillante et généreuse. Si le Barde ne satisfait pas vraiment, saluons le quatuor des émissaires d’Attila, bien arrimés dans les ensembles – Kaëlig Boché (Hawart) [lire notre critique du CD Cartan ainsi que nos chroniques d’Il mondo della luna, Le tribut de Zamora et Hamlet], Jean-Vincent Blot (Ramunc) [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, Madama Butterfly, Platée, Tosca et Salomé], Jean-Marie Delpas (Rudiger) [lire nos chroniques d’Andrea Chénier, Die Legende von der heiligen Elisabeth, Roberto Devereux, La traviata, La Gioconda, Macbet, Boris Godounov et Guillaume Tell] et Marc Larcher (Irnfrid) [lire nos chroniques de La Navarraise, Tristan und Isolde et Pagliacci]. Encore retrouve-t-on en Prêtre d’Odin le baryton Marc Barrard dont le timbre a gardé sa chaleur [lire nos chroniques de Faust, Tom Jones, Colombe, Angélique, Mireille, Orphée et Eurydice, Pelléas et Mélisande, Roméo et Juliette, L’Aiglon et Don Quichotte], et le baryton-basse Nicolas Cavallier en Hagen bien conduit, par-delà un vibrato parfois vertigineux [lire nos chroniques de La damnation de Faust, Mignon, Wuthering Heights, Samson et Dalila, Katia Kabanova, La Juive, Dialogue des carmélites, Les contes d’Hoffmann, Le soulier de satin, Così fan tutte et Les Troyens].
D’un mezzo-soprano onctueux toujours au service d’un chant très fiable, Marion Lebègue incarne une Uta attachante, Cassandre nordique que personne ne croit [lire nos chroniques de Lucia di Lammermoor, Madame Favart, Cendrillon et Il barbiere di Siviglia]. Le soprano Charlotte Bonnet campe une Hilda héroïque, dotée d’un aigu fulgurant [lire notre chronique de Peter Grimes] ; tout juste regrette-t-on qu’elle ne possède pas les graves sollicités par le rôle, peut-être curieusement écrit, d’ailleurs. Évidente wagnérienne, Catherine Hunold donne à Brunhilde tout ce qui lui faut : la longueur de la voix, une couleur riche, le confort de la diction et l’onctuosité du legato [lire nos chroniques de Mahagonny Songspiel, Les barbares, Affaire étrangère, Bérénice, Le mage, Wesendonck Lieder, Lohengrin, Ariadne auf Naxos, La forza del destino, Parsifal et Guercœur]. Enfin, le rôle-titre est confié avec avantage au ténor Florian Laconi, ce soir proprement flamboyant ! Une lumière nouvelle habite cet organe qui semble désormais à son apogée [lire nos chroniques de La rondine, Eugène Onéguine, Le roi d’Ys, Hérodiade et Frédégonde].
Résurrection gagnée, donc, pour ce Sigurd probant !
Quant au compositeur, indiquons au lecteur la biographie d’André Segond, parue en 2008 (Autres Temps) plutôt que d’ici la paraphraser. Grand bravo à l’Opéra de Marseille.
BB