Chroniques

par françois cavaillès

Friedrich von Flotow | Martha, oder Der Markt zu Richmond
Victoire Bunel, Pierre-Yves Cras, Jennifer O’Loughlin, Gerard Schneider, etc.

ORSOLINA, Pavel Baleff
Opéra de Limoges, Grand-Théâtre
- 31 décembre 2024

Ce concert exceptionnel s’est ouvert, à l’Opéra de Limoges, devant un grand portrait de Jodie Devos : la soirée est dédiée au jeune soprano colorature belge, terrassé par le cancer ce printemps, qui, prévu de longue date, aurait dû incarner ici le rôle-titre dans Martha de Friedrich von Flotow – aujourd’hui, l’air le plus connu de cet opéra- comicoromantique créé à Vienne en 1847 et toujours familier outre-Rhin, paraît lui être tristement destiné : Die Letzte Rose (La dernière rose de l’été).

Il fallut revoir de beaucoup la distribution seulement quelques jours avant cette de la Saint-Sylvestre, ajoute Alain Mercier, directeur général de la maison, dans son mot de bienvenue, trouver en urgence les remplaçants aux deux premiers rôles, déclarés souffrants. Pourtant, les chanteurs ne déçoivent pas dans la défense de l’art de Flotow (1812-1883), compositeur ou plutôt homme de théâtre lyrique, allemand mais aussi français de formation, dont le succès populaire ne se dément pas – surtout en ce qui concerne Martha.

Dans ce conte naïf tiré d’un livret de Vernoy de Saint-Georges, Lady Henriette ou La servante de Greenwich (1844), ballet d’inspiration vaudevillesque, soit un divertissement de badinage et de duperie en terre anglaise de pacotille, qui finit, coup de théâtre oblige, sur un joyeux double-mariage, le couple vedette doit tout particulièrement rivaliser d’entrain, de vis comica et de brio. Soprano colorature lyrique capable de vocalises veloutées ou profondes, Jennifer O’Loughlin (Lady) a plus que relevé le défi de dernière minute. D’abord empreint de modestie, son chant sensible connaît belle floraison en s’ouvrant à l’amour, comme au fond de ce fameux air de la rose issu d’une mélodie traditionnelle irlandaise, jusqu’à la bravoure en début de quatrième et dernier acte [lire nos chroniques de Die Zauberflöte et de Rienzi]. En Lyonel, son amant, le ténor lyrique Gerard Schneider s’affirme large et précieux dans l’émission, à l’Acte I, lors du premier duo avec son compagnon Plumkett, avant de se montrer plus vaillant, galant fébrile ou enhardi – fin comédien, donc –, puis chaleureux pour vanter la valeur du travail. De même, au II, le jeune chanteur de charme australo-autrichien participe à la vaste expression de romantisme du duettino d’amoureux maudits, très applaudi quoiqu’un peu désuet. Typisch, l’air de joli-cœur transi Ach, so fromm est réussi, dans sa partie la plus proche du bel canto, et habité de désir. À la fin du III impressionne l’investissement de l’artiste [lire notre chronique d’Armide de Dvořák], tour à tour enfiévré, pressé, offusqué et finalement presque pathétique, pour mener le quintette Mag der Himmel dans une forte amertume, bien trouvée par Flotow et son savant sens du drame.

Le couple secondaire n’est pas en reste, à commencer par le mezzo Victoire Bunel (ancy), aux accents bellement arrondis, avec de l’ampleur et une jolie aisance dans le réconfort enfantin pour sa Lady. Le timbre ravit au premier duo vocalisant, et semble même déboucher le champagne attendu ce soir ! Le sens de la répartie face au prétendant (II) ne vaut que la fraîcheur de Jägerin, schlau in Sinn, air savoureux sur l’amour comme jeu de chasse, ou encore le grand plaisir dans les mots, le rythme, la gourmandise et la splendide harmonie du coquin duo Ja, was nun? (IV), juste avant la lancée du climax, délicieux point de bascule, en chantant doucement que « L’orgueilleux [Lyonel] ne pressent pas encore... » (« Der Stolze ahnt noch nicht... ») [lire nos chroniques de Coronis, Il tramonto, Semele, Boris Godounov et L’uomo femina]. Cette séduisante Nancy charme en fin de compte le riche Plumkett, personnage à la bonhomie matoise, bravache et poseur au premier contact, le baryton Anas Séguin particulièrement puissant dans l’air à boire (III), et qui sait vite trouver le ton fraternel pour le serment fermier avec Lyonel, puis fort bien soutenir les brefs ensembles, tel le quatuor au rouet, d’une belle vigueur [lire nos chroniques de Don Carlo, Le nozze di Figaro, Carmen, La traviata, Der Freischütz, L’amour des trois oranges, Three lunar seas, Faust, Saint François d’Assise à Stuttgart et à Genève, ainsi que d’Armide de Lully]. Enfin, en possible révélation vocale de la soirée se présente la basse buffa de Pierre-Yves Cras en Sir Tristan, remarquable dadais chevaleresque, excellent dans les ensembles et doué d’une qualité de chant prometteuse. Mentionnons aussi le bel élan de la basse Fabien Leriche en Juge [lire nos chroniques de Peer Gynt et d’Ariadne auf Naxos] et les trois touchantes dames des mezzos Xu Fang et Floriane Duroure, ainsi que du soprano Marine Boustie.

Le Chœur de l’Opéra de Limoges rejoint véritablement l’action à partir de l’entrée au marché, pleine de joie. Bien préparés par Arlinda Roux Majollari, ses artistes assurent excitation et humour, en effigie lyrique ou en fantastique canal d’énergie. L’hymne à la chasse (amoureuse) est un régal d’esprit à consommer sans modération ! Si, du livret en vers par Friedrich Wilhelm Riese les bons mots sont servis avec générosité et finesse, il convient de saluer Pavel Baleff [lire notre chronique de Die tote Stadt] et l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle-Aquitaine (ORSOLINA) pour ce travail d’orfèvre, ceci dès l’Ouverture au jeu théâtral subtil. L’harmonie riche et pleine atteinte à la fin du premier tableau est admirable, puis le soin de la mélodie comme de l’orchestration pour faire résonner les lointaines clameurs du marché. L’art de Flotow exige une fosse délicate et convaincue, au service de l’opéra-comique sans dialogues parlés, en faisant passer avec plaisir l’épaisseur de l’intrigue pourtant simple. Est également au menu l’illustration romantique satisfaisante, ainsi au prélude du II, chez Plumkett, quand la lampe brûlante transparaît grâce à l’agile clarinette de Mio Yamashita et à l’angélique flûte d’Eva-Nina Kozmus. Au quatuor suivant, le cor de Pierre-Antoine Delbecque, très sollicité ce soir, semble joué alors comme une flûte !... Emballant comme tout, l’ORSOLINA délivre donc comme il faut le serein message d’espoir de conclusion, : « À la fortune, au bonheur, l’existence nous convie » (« Zum Heile, zum Glücke, das Gesein uns ruft »).

FC