Chroniques

par bertrand bolognesi

Semele | Sémélé
opéra de Georg Friedrich Händel

Opéra de Lille
- 11 octobre 2022

Grand plaisir que de retrouver le fort beau théâtre de Cordonnier où nos pas ne nous avaient pas porté depuis un moment. Depuis jeudi dernier et jusque dimanche inclus l’on y reprend la production de Semele par Barrie Kosky, créée à la Komische Oper de Berlin, ici confiée aux bons soins de David Merz. Avec la complicité de Natacha Le Guen de Kerneizon, le metteur en scène australien confine le mythe dans un palais baroque. Une enfilade de salons se poursuit au delà de la perspective en virage qui en suggère l’invisible infinitude, aisément imaginable. Ce décor d’une extrême profondeur est rythmé par plusieurs îlots à séjourner, majestueuses cheminées avec leur mobilier et même un bouquet, le tout d’un gris généralisé, celui des murs cloqués, des fauteuils carbonisés et du suif maculant les hautes glaces. En avant-scène domine un tertre de cendres d’où naît, pour ainsi dire, l’héroïne, durant la Sinfonia.

Alors que le lieu pouvait inviter une habitation dix-huitièmiste, il n’en est rien : pour les costumes, Carla Teti puise en notre contemporanéité, tout simplement. La scène de noce s’ensuit avec un naturel confondant, explorant joyeusement tout l’espace non sans quelque drôlerie dont n’est point des moindres la panique du promis qui égare les alliances jusqu’en la traîne de la belle. Comme à son habitude, Kosky réussit un mouvement de chœur d’une fraîcheur évidente, possédant une indéniable vie. Lorsqu’il d’agit de conjurer les augures, la scène s’éteint et se résume à l’alignement des artistes en front : l’effet est saisissant. Malgré la lutte de son fiancé et de sa sœur pour la retenir parmi les mortels, Semele est littéralement aspirée par l’âtre. Quelques plumes pourpres de l’aigle jupitérien témoignent du rapt amoureux. Dans la lumière subtilement travaillée d’Alessandro Carletti, l’acte médian fait apparaître la captive dans le tain d’un miroir, tandis qu’un Jupiter proprement léonin gagne bientôt le plateau, dominant un moment d’une calme sensualité. Après l’entracte, le troisième acte est introduit par l’écho de l’air précédent, laissant découvrir un plateau vidé de tout mobilier. Dans cette nudité, le dénouement prend un jour terrible. On admire la perfection théâtrale qui commande à la scène d’emprise de Semele par Somnus comme à celle d’Ino en involontaire porte-parole de Juno. Dupée par la jalousie de cette dernière, Semele nous revient, après sa confrontation au dieu sous son glorieux aspect, en grande brûlée, et l’on retrouve le dispositif scénique comme au premier moment. Dès lors, le tas de cendres l’accueille ; elle remplit elle-même sa propre urne funéraire avec laquelle elle s’assied sur la cheminée. Et l’indécente liesse de Cadmus, Ino et Athamas de battre son plein, consternant un public sensible et concentré, face à cette géniale trouvaille qu’est la reprise des mêmes rites et réjouissances. Aussi est-ce en salle et non plus sur scène que, réparti en quatre groupes, s’exprime le chœur final, révélant un impact prégnant, tandis que la sacrifiée, Jupiter et Juno avancent dignement vers les coulisses.

Ainsi s’achève un spectacle qui emporterait tout suffrage, n’était certains points que peut-être d’aucuns pourront considérer de détail bien qu’ils nous gênèrent assez pour qu’il en soit fait mention. Ainsi du tic du metteur en scène à convoquer l’imagerie variété lors d’un air de l’Acte II, par exemple, moindre mal en comparaison des innombrables déflagrations cinématographiques surnuméraires ainsi que des cris qui nuisent dès l’abord à la pleine perception de la musique, ces derniers éléments trahissant un certain manque de confiance dans le matériau expressif, voire désavouant l’œuvre – sortir des conventions de l’art conduit parfois à sa destruction.

En fosse, Emmanuelle Haïm mène habilement son Concert d’Astrée (en résidence à l’Opéra de Lille) dans une lecture qui affirme un corps sonore satisfaisant et récemment acquis : moins heurté qu’autrefois, le jeu sert au mieux la faconde händélienne. Le violoncelle de l’aria dolente d’Ino s’y fait pure merveille, sur la douceur de l’orgue. De même saluera-t-on son Chœur, très investi. Main dans la main avec une distribution vocale efficace, la cheffe signe une grande représentation.

Le jeune mezzo-soprano Emy Gazeilles compose une attachante Iris, d’une saine gracilité, tant vocale que dramatique. L’autorité naturelle de Joshua Bloom est idéale dans la partie de Cadmus, la basse déployant son format généreux dans des récitatifs marquants [lire nos chroniques de The pirates of Penzance, La fiancée vendue et Eugène Onéguine]. On apprécie le baryton-basse étasunien Evan Hughes pour l’extraordinaire velours vocal qu’il projette en Somnus doté d’une confortable longueur de souffle. Positivement remarquée cet été en Ottone [lire notre chronique de L’incoronazione di Poppea], la haute-contre Paul-Antoine Bénos-Djian honore le rôle d’Athamas, de même que l’excellente Victoire Bunel celui d’Ino, bénéficiant d’un chant magnifiquement conduit [lire nos chroniques de Coronis et d’Il tramonto, ainsi que celle de son CD]. L’impact généreux et l’art maîtrisé d’Ezgi Kutlu offrent une Juno parfaite d’exubérante rage. Avec Stuart Jackson et Elsa Benoit, le couple n’est pas en reste. Géant chevelu dont la présence physique véhicule un je-ne-sais-quoi d’intrigant, de légendaire même – d’Henry VIII à Johannes Brahms… –, le ténor se montre tour à tour incisif et tendre, déclinant superbement chaque nuance [lire nos chroniques de Zaide, Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Johannem, La divisione del mondo et Brockes-Passion]. Applaudi à Munich en Poppea händélienne [lire notre chronique d’Agrippina], d’ailleurs dans une mise en scène de Kosky, le soprano affirme agilité et endurance dans le rôle-titre [lire nos chroniques de Marta, Tannhäuser et La favorite].

En l’absence de photos qui rendraient pleinement compte de la scénographie, nous préférons, par fidélité au choix de la maison, publier ce compte-rendu sans illustration et laisser libre cours à l’imagination du lecteur, à partir de la description ici faite du spectacle. Encore est-ce l’inviter à s’y rendre ces jours prochains et à rompre avec les nouvelles habitudes des Français, acquises à la faveur de trois confinements sanitaires – confirmées par la « fin de l’abondance » ? –, dont témoigne l’inquiétante désertification des salles.

BB