Chroniques

par bertrand bolognesi

Viera Janárčeková
œuvres variées

1 CD Kairos (2023)
0015121 KAI
quatre opus de Viera Janárčeková font ce CD paru en 2023 chez Kairos

Écrire que peu de mélomanes, voire de musiciens, du côté ouest de l’Europe connaissent la musique de Viera Janárčeková est une lapalissade. De fait, dans ce média qui, depuis quelques semaines, compte vingt ans d’existence, on ne trouvera aucune chronique à propos d’une seule œuvre de la compositrice née dans la partie slovaque des Tatras, en 1941. Quatre-vingt deux ans plus tard, ce n’est plus à Svit, petite ville située à une heure de route de la terre d’élection de Szymanowski (du côté polonais, quant à elle), que vit l’artiste dont ce CD présente quatre pages composées entre 1996 et 2021, enregistrées par divers interprètes, mais en Allemagne.

L’impressionnant paysage de la fameuse chaîne de montagnes a conditionné la relation profonde que la musicienne entretient depuis toujours avec la nature. Après des études de piano à Bratislava, soit à l’extrême opposé du pays, puis à Prague, plus au nord-est encore, elle vint de notre côté de l’ancien rideau de fer suivre les classes de maître de Rudolf Firkušný, à Lucerne. Fuyant la Tchécoslovaquie alors sous le joug communiste, Janárčeková s’installait d’abord au Canada puis en cette Allemagne qu’on disait alors de l’Ouest où, au cœur des années soixante-dix, elle a assidument fréquenté les Ferienkurse für Neue Musik de Darmstadt, dans l’entourage des aînés Cage, Kurtág, Ligeti ou de son cadet Wolfgang Rihm. Bien que son catalogue aborde tous les genres, une prédilection pour l’écriture pour cordes s’y affirme. Lors de l’édition 2000 de la Kammermusikfest de Lockenhaus, elle est compositeur en résidence, ce qui favoriseune meilleure diffusion de sa musique.

Dotyk – qui donne son nom à cet l’album – fut conçu en 1996 pour orchestre à cordes. Partant d’une naissance bruitiste du son, par laquelle la créatrice paraît vouloir faire entendre le corps actif des interprètes sur leurs instruments, la pièce, dont le titre signifie toucher en slovaque, s’élève peu à peu dans un bruissement à la fois fiévreux et fécond. Une respiration nouvelle suspend soudain ce premier moment, à un tiers de l’œuvre : une errance aérienne, calme mais inquiète, prend alors le dessus, sans contredire le matériau initial. Des vrombissements graves, comme rugueusement colophanés, signent la survenue d’une troisième partie dont la raucité mène à une conclusion pianissimo sautillée, pour ainsi dire déflagrée, à laquelle met fin un accord commun et franc. Le violoniste et chef d’orchestre ukrainien Roman Kofman en dirige une lecture alerte, au pupitre de la Kremerata Baltica.

Deux ans plus tard, Viera Janárčeková écrit Arkádia pour flûte basse et cordes, que nous découvrons dans sa version révisée de 2021. La facture se caractérise par un tracé plus défini de la partie d’ensemble dont la grande maîtrise formelle réserve à l’instrument soliste l’indécision d’un papillonnement du souffle, assez intrigant. À peine rehaussé de pizz’ qui s’en détache fermement, le tutti se fond dans un tissu de micro-intervalles en manière de continuo qui n’est pas sans rappeler certains aspects de la musique de Ligeti. La flûte d’alors donner de la voix, offrant par contaminatio aux archets un lyrisme que n’annonçaient pas les premiers pas. Après un passage drument animé, un court thrène généreusement vibré vient clore le voyage. À la tête de l’Ensemble Quasars qui, depuis sa fondation en 2008, est devenue le principal organe du paysage musical contemporain en Slovaquie, le compositeur et pianiste Ivan Buffa, qui s’est spécialisé en tant que chef dans la création et le répertoire du XXe siècle, signe une approche volontiers tendue, en bonne intelligence avec le flûtiste étasunien Eric Lamb.

A midsummer night’s dream est un trio pour flûte, violoncelle et piano composé en 2008, ici servi par Maria Fedotova, Barbara Brauckmann et Hellmuth Vivell. Imaginé à partir du chemin d’une boule de verre lancée souplement sur le cordier du piano, la pièce explore des résonances tour à tour colorées et presque râpeuses dans leur insistance, gageure d’une fusion des particularités des trois personnages, entre l’effleurement de l’archet contrasté par bien d’autres modes de jeu du violoncelle, la souffle flûtistique mais encore sa dense percussivité, enfin les multiples facéties du piano, parfois harpistique, aux commandes d’une sensualité toujours plus subtile du son. Un saisissant désert s’installe au cœur du songe, d’où sourdent de secrètes réminiscences de vie ouvrant, pour finir, sur une vaste péroraison de la flûte, relayée en tout dernier lieu par l’effondrement du violoncelle et le cliquetis métallique du piano.

La même année, Viera Janárčeková livre son Concerto pour piano et orchestre, ouvert tous azimuts par un geste violent, à l’extravagance bientôt arrêtée. Un parcours abondamment fragmenté émaille ce grand mouvement virtuose de près de vingt-cinq minutes marquées par l’accident comme principe vital, par-delà une architecture certaine qui refuse toute capture (à l’écoute, en tout cas : on aimerait lire la partition). S’ensuit une puissante tavelure dont la tonicité interroge et séduit. Nous retrouvons Ivan Buffa, au piano cette fois, avec Jonathan Nott [lire nos chroniques du 24 mai 2003, du 20 janvier 2007, du 11 septembre 2008, du 6 janvier 2010, du 4 septembre 2013, du 23 juin 2016, du 29 janvier 2022 et du 25 janvier 2023] qui magnifie les Bamberger Sinfoniker dans la turbulente énergie de ce concerto. Dans une lettre qu’il adressait à Janárčeková, Rihm affirme : « c’est surprenant : vous réussissez à ramener dans la sphère de la vitalité des sons et des bruits qui avaient perdu tout potentiel à cause du rejet, de l’esprit critique, et à en récupérer le meilleur pour votre musique » ; voilà bien le sentiment que donne cette œuvre très contrastée, dans la vigoureuse opposition de ses épisodes souvent touffus comme dans ses fanatiques crispations rythmiques et ses frémissements les plus mystérieux.

BB