Chroniques

par bertrand bolognesi

Stefano Gervasoni
pièces avec électronique

1 CD Kairos (2020)
0015082 KAI
Trois opus de Stefano Gervasoni paraissent sous label KAIROS

En avril 2016, nous rencontrions Stefano Gervasoni en amont du vernissage de Viale dei canti, œuvre pluridisciplinaire, dont l’idée fut suggérée par Marina Valensise, qui associait le plasticien Giuseppe Caccavale au compositeur. Au sujet du lyrisme, ce dernier confiait alors en nourrir le désir avec la conscience de l’entrave à son avènement : « aujourd’hui, être lyrique est retourner dans le passé ou s’affirmer artiste naïf. Ma musique est marquée par ce désir de lyrisme en réagissant contre l’idée même du lyrisme. Elle opère sous une sorte de couvercle, parce que le rapport lyrique direct est devenu impossible. L’époque nous impose une sourdine. Pensez à Sciarrino qui fit chanter des chanteurs aux lèvres bandées, par exemple ! […] Giuseppe Caccavale dit volontiers que le mot juste, celui du poète que lui grave dans la pierre, engage. La matière travaillée a une profondeur qui s’inscrit dans la pensée. Eh bien, je pense la même chose de la musique. Elle nous engage » [lire notre entretien].

Quatre ans ont passé.
Le label autrichien Kairos a enregistré cette œuvre conçue pour l’Institut Culturel Italien de Paris, « un mur sonore de cinquante mètres intégrant un système de haut-parleurs invisibles, dans lequel les voix des poètes prennent une consistance sonore et vibrent polyphoniquement dans l’air » (notice du CD), sous le titre Muro di Canti. Un poème de Giacomo Leopardi (1798-1837), Canto notturno di un pastore errante dell’Asia, entre en résonnance avec des vers du XXe siècle, signés Lorenzo Calogero (1910-1961), Bartolo Cattafi (1922-1979), Alfonso Gatto (1909-1976) et Leonardo Sinisgalli (1908-1981). Outre l’écho du poème, prononcé par le mezzo-soprano Monica Bacelli dont la voix se décuple parfois, voyage, percute souplement sa propre image spéculaire, la création électronique, ici transmise par Marco Liuni, invite la choséité du projet via son chantier, les outils qui le rendirent possible, enfin le travail humain, l’effort dû, dans une aura subtile et fascinante.

Nous retrouvons le Calabrais Calogero avec Fu verso o forse fu inverno, cycle de six Lieder pour voix et piano dotés d’une électronique en temps réel. Monica Bacelli [lire nos chroniques d’Il ritorno d’Ulisse in patria, Armida al campo d’Egitto, Tamerlano, Adriano in Siria, Re Orso, Pelléas et Mélisande, Giulio Cesare in Egitto, Alcina et Le nozze di Figaro] créait cette page avec le pianiste Giulio Biddau, le 26 mai 2016, dans le cadre de l’installation parisienne évoquée plus haut. De fait, Fu verso o forse fu inverno exploite une partie du matériau de Viale dei canti dans la partie électronique. Ici, Aldo Orvieto est au piano [lire nos chroniques de ses CD Sylvano Bussotti et Alessandro Solbiati]. La délicatesse d’approche du dire de ce poète tourmenté et plusieurs fois interné ne s’encombre d’aucun pathos ; elle en transcende la séduisante et dérangeante étrangeté par un incessant jeu musical non dénué de spectres, veilleurs des fantasmes oniriques – à ce chapitre, on s’arrêtera plus particulièrement sur Ora mobile punta a rilento dont convaincle raffinement, mais aussi sur l’absorbante palilalie pianistique préludant à E io ti porgo una lettera ou encore sur le son prolongé qui enveloppe Un distico col suo segreto d’un nébuleux mystère.

Les cinq mouvements enchaînés d’Altra voce – un omaggio a Robert Schumann commencé l’année qui précède ces deux opus et achevé l’année qui les suit – promène l’auditeur dans une quasi-recréation de fantaisies schumaniennes, puisant successivement dans le douzième des Zwölfe Vierhändige Clavierstücke für kleine und große Kinder Op.85 (Luce ignota della sera), le troisième des Fantasiestücke Op.88 (Sirenenstimme), les troisième, quatrième et septième épisodes des Waldszenen Op.82 (Fiori soli rossi, puis Vogelgänger), enfin dans le premier des Gesänge der Frühe Op.133 (Alba mentore). Le pianiste Aldo Orvieto accompagne son Doppelgänger, pourrait-on dire, soit un chant électronique qui surprend (I), parfois en imitation de cordes improbables sifflant une sorte d’ouï-dire qui éveille en chacun l’intime souvenir de l’original jusqu’au surgissement d’un enregistrement comme venu d’antan (II), quand ce ne sont luminescence savamment disloquée d’oiseau prophète (IV) ou permanence insistante d’un son bientôt obsédant, qui va crescendo jusqu’à l’étouffement de la réminiscence (V). Au cœur, Fiori soli rossi convoque la voix dans une superposition de chants éperdue.

Outre l’électronique, Alvise Vidolin a assumé l’enregistrement à Padoue. On lui doit un fort beau rendu sonore de ces œuvres de Stefano Gervasoni [lire nos chroniques de Least bee, Rigirio, Tornasole, Eyeing et Le pré], que ne vient aucunement ternir le détail, reproduit en jaquette, d’une œuvre plastique du compositeur sicilien Francesco Pennisi (1934-2000).

BB