Chroniques

par bertrand bolognesi

Sandro Gorli dirige Divertimento
œuvres de Gervasoni, Gorli, Manca, Nono et Solbiati

Europalia / Théâtre Marni, Bruxelles
- 2 novembre 2003
le compositeur Luigi Nono photographié à Venise, sa ville natale
© dr

Voilà plus de trente ans que le festival biennal international Europalia met à l’honneur un pays. Depuis le 1er octobre et jusqu’au 15 février 2004, son édition 2003 fête la culture italienne qui est fêtée dans toute la Belgique. La programmation du Palais des Beaux-arts (Bruxelles) est activement engagée dans l’évènement, avec la présentation de deux expositions : Vénus dévoilée, conçue sur une idée d’Umberto Eco comme un regard nouveau sur la Vénus d’Urbino du Titien, et Une Renaissance singulière qui propose d’explorer l’esprit avec lequel les Este ont influencé le Quattrocento à Ferrare. Bien entendu, tout cela s’accompagne de beaucoup de musique : outre que la première soirée d’Europalia était consacrée à des concerti de Vivaldi par les Suonatori della Gioiosa Marca, l’on pourra entendre, durant ces quatre mois, les pianistes de l’École d’Imola, Cecilia Bartoli, Antonio Florio et la Capella della Pietà de’Turchini, Riccardo Muti et l’Orchestre Philharmonique de la Scala, Riccardo Chailly et l’Orchestre Verdi, etc. Europalia, c’est aussi du théâtre, du cinéma (hommages à Visconti, Antonioni, Pasolini), de la danse, et c’est aussi à Anvers, Charleroi, Liège, Bruges, Mons, Gand, Namur, etc.

Dans ce cadre, nous assistons à deux concerts d’un cycle intitulé Musica italiana contemporanea. Créé en 1977 par quelques solistes de renommée internationale, l’ensemble Divertimento sillonne le monde avec le répertoire d’aujourd’hui qu’il sert avec compétence et conviction. Il est dirigé par le compositeur et pédagogue Sandro Gorli dont nous écoutons cet après-midi Il Giardino segreto fait de générations motiviques, la plupart du temps exprimées par la clarinette ou la flûte, accompagnées par un trio à cordes avec piano et percussion. Un discret hommage à Franco Donatoni disparut il y a trois ans est rendu à travers l’interprétation soignée de Arpège (1966) et la virtuose exécution de Fili (1981).

Toutes les autres œuvres de ce concert sont données en création mondiale.
Ainsi découvrons-nous Acromatopsia seconda (pour clarinette, alto, violoncelle et piano) de Gabriele Manca, dont le titre fait référence à Paul Klee et qui évoque une carence de la perception des couleurs. C’est une pièce qui avant tout paraît rythmique, certains traits de clarinette et d’alto arborant un je-ne-sais-quoi de balkanique. D’Alessandro Solbiati nous entendons Ach, so früh ? n°3 dans lequel l’ensemble soutient le soprano Margherita Chiminelli dans une lecture précise et expressive dont se laissent admirer certaines attaques brouillées par des alliages timbriques subtils, ainsi que le statisme inquiet du sixième lied. Élève de Donatoni et de Gorli, le compositeur écrit beaucoup pour la voix, qu’il s’agisse de pièces à petit effectif comme celle-ci ou de plus vastes projets, comme l’opéra Attraverso ou l’oratorio Nel deserto.

Notre sensibilité s’attache surtout à Least bee (pour soprano et ensemble) du plus jeune des musiciens joués cet après-midi : Stefano Gervasoni dont on entend régulièrement les travaux – à Présences (Dal belvedere di non ritorno en 1994), à Royaumont (le magnifique Quatuor de 2001, les Deux Poésies Française d’Ungaretti en 1994), au festival Musica de Strasbourg (Ravine en 2000), à l’Ircam (Lilolela en 1995, L’Ingenuo en 1994), etc. Les textes mis en musique sont ceux d’Emily Dickinson. Le compositeur les traite avec une délicatesse inouïe, souvent à la périphérie du son comme on l’entend parfois chez Lachenmann ou Pesson, mais aussi dans la musique tardive de Nono, moins nettement toutefois que dans Rigirio, ou en utilisant des jeux de déconstruction pouvant rappeler les procédés d’Aperghis. Au delà de ces réminiscences (qui peut-être ne sont que de notre écoute et déplairaient à l’auteur), on perçoit une esthétique personnelle qui se démarque avantageusement de l’ensemble du programme. Least bee est ici annoncée en première audition, bien qu’il fut donnée en 1994 à Londres ; envisageons donc qu’il s’agisse d’une nouvelle version.

En soirée, cinq musiciens des plus experts proposent un Omaggio a Luigi Nono. Ce bref concert donne quelques pièces des dernières années du Vénitien, celles des sons graves, des vibrations presque souterraines et mystérieuses, pour ne pas dire mystiques. Le cadre particulier du Théâtre Marni s’avère d’ailleurs fort approprié, pouvant évoquer certains moments de la carrière du maître, dans des lieux volontairement éloignés de la scène médiatique, des velours et des lustres.

De 1974 à 1976, Nono [photo] écrivit ...sofferte onde serene... pour piano et bande magnétique. Certains commentateurs ont vu dans cette pièce un changement dans le parcours du musicien. En effet, à partir d’elle, rien ne devait plus être comme avant. Nono semble avoir commencé à se retirer du monde, en quelques sortes, à ce moment-là, pris par l’inquiétude, l’angoisse, la souffrance et, plus tard, une sorte de résignation et d’attente peut-être morbide qui orienteront les œuvres de la fin. Une amitié de longue date grâce à laquelle chacun parvient à entendre l’autre sans qu’il parle liait Nono et le pianiste Maurizio Pollini, tous deux engagés à défendre certains idéaux, qu’on a dit rapidement politiquesmais qu’il faudra considérer d’abord comme humains. Dans ces années-là, la mort vint toucher leurs familles, ce qui les rapprocha plus encore, jusqu’à donner naissance à une œuvre tendue, sans concession, où Pollini live lutte avec son double enregistré. C’est cette pièce, créée en avril 1977, que joue Massimiliano Damerini avec la bande de Pollini, bien sûr – faisant se rejoindre agilité et recueillement.

C’est une immense chance que de pouvoir entendre le flûtiste Roberto Fabbriciani qui contribuait à l’élaboration de Das atmende Klarsein aux côtés de Nono en 1983. Le compositeur a dit : « ...le souffle dans la flûte basse et autour d’elle est le souffle de son propre cœur. C’est lui, l’interprète, qui propose, qui défie, qui semble aller au delà du possible – à la limite du silence –, ou bien qui descend dans des abîmes très noirs, insondables... ». Il donne un extrait de l’œuvre, ce qui est mieux que rien, mais n’a pas grand sens, pour tout dire (si ce n’est la beauté du geste).

« à Pierre Boulez pour son humanité » : c’est la dédicace écrite en 1955 par Luigi Nono sur la partition de Canti per 13. Bientôt, cette phrase disparut dans un mouvement de rage à l’encontre du musicien français, une brouille qui devait durer trois décennies. Toujours est-il qu’en 1985, Nono retrouvait Boulez, s’en trouvait bien et éprouvait le besoin de le reconnaître en écrivant une pièce pour ses soixante ans : A Pierre, dell’azzurro silenzio pour flûte basse, clarinette contrebasse et electonic live. Ciro Scarponi rejoint Roberto Fabbriciani pour cette exécution, avec la complicité d’Avise Vidolin à la console.

Les silences rugueux de Post-prae-ludium per Donau saluent l’auteur de Prometeo avec le tuba de Giancarlo Schiaffini, laissant le public dans une méditation inquiète. Comment nous arrive cette musique après quinze ans ? Comme une communication de la plus haute importance que tous ont écoutée religieusement.

BB