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Chroniques
semaine Marco Stroppa, épisode 6 (fin)
Florent Boffard (piano) et Mario Caroli (flûte)
Mario Caroli signe brillamment la fin de ce cycle consacré au compositeur italien. Le flûtiste ouvre son récital par les Incantations de Jolivet qui, ce soir, ne sauraient porter mieux leur nom. Par un jeu d’une stupéfiante force évocatrice, l’entrevue doit être harmonieusement pacifique, puissants les mystères qui font un fils, tandis que la grande égalité de la nuance du troisième mouvement assure par de sinueuses répétitions la richesse de la moisson. Si les funérailles du chef sont peut-être moins habitées, la précédente communion de l’être avec le monde vient peu à peu ravir d’un charme (dans le vrai sens du terme) irrésistible – à ce point qu’on se surprend, en fin de pièce, à respirer en même temps que l’interprète. Faisant preuve d’une maîtrise électrisante dans Density 21.5 de Varèse, Mario Caroli sert comme personne la redoutable virtuosité de Carceri d’Invenzione IIc de Brian Ferneyhough.
C’est avec little i que Marco Stroppa prend congé d’un public qui, tout au long de ces cinq jours de concerts, a peu à peu tenté d’entrer dans son atelier. Le flûtiste joue trois flûtes et voyage devant quatre pupitres. Il commence dans un mouvement lent explorant les souffles dos à la salle, en haut de la scène. Il se place ensuite tout devant, de face, pour une séquence d’une virevoltante volubilité et, après un pont électronique, se rend côté jardin, de trois quarts, pour livrer à la flûte basse un passage nettement percussif. Rendu au pupitre strictement symétrique, il explore les possibilités ornementales et rythmiques du piccolo, puis finit à la seconde place, en alternant les flûtes, dans un mouvement plus mélodique. Cette description accuse tous les défauts d’une description. Aussi, ne voyez pas little i comme une catalogue : bien au contraire, tous ses jeux trouvent des échos fort savants dans le traitement électronique. « Dans little i, j'ai ajouté une dramaturgie spatiale – une flûte se déplace plus aisément qu'un percussionniste ! Elle introduit aussi dans ce cycle inspiré la référence à des poèmes de Cummings (qui es-tu, petit moi) dont l'écriture poétique spatiale est très développée. »
Stroppa convoquait cette semaine des pianistes, un trio, un quintette, un flûtiste, un percussionniste, mais un grand absent se laisse remarquer : le quatuor à cordes. Pourtant, il écrivit deux fois pour cette formation. « En effet, nous avons examiné l’hypothèse du quatuor avant de décider de la programmation définitive. Spirali, le quatuor avec électronique (1987-88), sera joué dans quelques semaines à l’Ircam. Il n’apparaissait donc pas judicieux de le jouer, qui plus est dans des conditions de spatialisation plus précaires. On aurait pu jouer mon autre quatuor, Un segno nello spazio (1992), mais, entre un quatuor et un quintette à vent, le choix du quintette me sembla sans conteste plus intéressant. En premier lieu, parce qu’il pouvait jouer deux création, ensuite parce que cet excellent ensemble de musiciens de l’Orchestre de la Rai est peu connu en France, et enfin parce que ce répertoire est extrêmement rare et que de donner à le découvrir parut indiqué dans le cadre des Moments musicaux.
Flash back sur le récital (acoustique) que Florent Boffard donnait ce vendredi à l’heure du déjeuner. De même que Tamara Stefanovich, mardi, le pianiste enchaîne les trois groupes de pièces du programme préparé, sans interruption – une manière de faire que Pierre-Laurent Aimard a souvent proposée, rencontrée dans la plupart des concert que donnent György et Márta Kurtág, et qui a l’avantage d’immerger le public dans la musique et seulement la musique. Le pianiste entre directement dans le vif du sujet de la sombre promenade Dans les brumes écrite en 1912 par Janáček. La respiration immensément douloureuse de l’œuvre est somptueusement portée, alternant rage, tendresse, terreur et souvenir dans un grand travail de couleurs, animé d’une énergie poseuse de questions. Le Livre I des Images de Debussy s’ouvre dans la fluidité extrêmement régulière des ondulations de Reflets dans l’eau, Boffard choisissant une sonorité judicieusement moins luxueuse et une dynamique plus droite à son interprétation sobre de l’Hommage à Rameau. La mécanique implacable de Mouvement impose ensuite une déroutante fébrilité. Après la berceuse Ninnananna entendue mercredi, Anagnorisis et Birichino joués mardi, nous entendons deux autres Miniature estrose de Stroppa. Revenons avec lui sur ce recueil :
« Ce cycle de pièces pour piano m’a occupé pendant treize ans. Je l’ai commencé en 1991, grâce à une commande du Festival d’Automne à Paris, pour Pierre-Laurent Aimard à qui je l’ai dédié. Ce sont les œuvres mes plus avancées pour le piano – et quand je dis« les plus avancées », ce n’est pas uniquement au niveau de la technique de composition, mais plus en ce qui concerne les enjeux compositionnels. Il n’est pas évident de faire aujourd’hui un cycle de musique pour piano avec un travail de relations cognitives entre les différentes pièces, de telle façon que l’ordre dans lequel on les jouera (qui reste libre, aucune succession imposée) puisse engendrer des effets de mémoire ou de prémonition, d’indice et de reconnaissance. C’est un travail passionnant avec lequel je sonde la mémoire de l’auditeur. Il y a toute une recherche sur les différentes pédales et les résonances du piano. Au début, le pianiste appuie sur un ensemble de touches muettes qui vont transformer la couleur de l’instrument de telle façon que les notes qui sont prises pendant toute la pièce dans cet appui résonneront continuellement, et que les autres notes, à cause des résonances sympathiques éparpillées dans le clavier, s’ornent d’une couleur nouvelle. Une sorte de piano à couleurs quand l’instrument est extérieurement noir et blanc, si vous voulez. Avant de trouver des solutions satisfaisantes d’un point de vue auditif tout en restant praticables pour le pianiste, cette recherche prit beaucoup de temps. J’ai du inventer une notation pour la pédale, une formulation des utilisations nouvelles, chose qui n’existait pas dans la littérature pianistique. Ces Miniature viennent d’être enregistrées par Florian Hölscher, un élève de Pierre-Laurent Aimard ; le CD (Stradivarius) sortira dans quelques semaines. Le cycle (deux livres) a jaillit sur deux autres œuvres : Upon a Blade of Grass, un concerto pour piano et orchestre (qui n’a pas encore été joué en France), et une pièce pour orchestre, Hiranyaloka, qui utilise, transforme et transfigure deux éléments des Miniature estrose ».
En guise de conclusion, regardons vers l’avenir, avec trois questions posées au compositeur. Allez-vous développer votre écriture vocale ? Que devient la pièce pour l’Orchestre de Paris ? Peut-on évoquer quelques-uns de vos projets ?
« Les projets ne manquent pas ; le temps fait défaut !...
Voici quelques pistes, même si je ne suis pas sûr d’avoir le temps de tout réaliser. Je finis actuellement un Concerto pour piccolo et orchestre à cordes pour Mario Caroli et l'Orchestre du Théâtre de Cagliari, ainsi qu'un Concerto pour violoncelle et orchestre pour Jean-Guyen Queyras et Radio France. Parmi d'autres projets, il me faut mener à bien l’écriture du Livre II des Miniature estrose pour Pierre-Laurent Aimard. Il y a également un Trio (piano, violon, violoncelle) pour Donaueschingen 2005, un projet de théâtre musical sur un texte d’Arrigo Boito – pas un livret d'opéra, mais la légende du Re Orso (Roi Ours) –, peut-être pour juillet 2006. J'ai aussi des contacts avec les chœurs Accentus ainsi Les Cris de Paris, une relation qui a déjà donné Lamento. En ce qui concerne la commande de l’Orchestre de Paris, après un moment difficile, car je n'ai pas rendu la partition à temps (un de mes grandissimes défauts), on devrait pouvoir réaliser cette œuvre dans la saison prochaine. Le titre sera Ritratti senza volto – Portraits sans visage ».
BB