Chroniques

par bertrand bolognesi

Laurent Feneyrou
Luigi Nono – Fragmente-Stille, an Diotima

Contrechamps Poche (2021) 304 pages
ISBN 978-2-940068-62-3
L'excellent Laurent Feneyrou nous immerge dans l'œuvre de Luigi Nono

Dans sa collection de poche qui, pour jeune qu’elle soit, ne compte que des essentiels – György Ligeti, Études pour piano de Jean-François Boukobza, Pierre Boulez, sur Incises de Peter O’Hagan [lire notre critique de l’ouvrage] et tout récemment Luciano Berio, Coro d’Alain Poirier quand Karlheinz Stockhausen, Gruppen de Pascal Decroupet sortira le mois prochain –, les Éditions Contrechamps ont fait paraître cet essai très approfondi de Laurent Feneyrou.

Avec Luigi Nono, Fragmente-Stille, an Diotima, le chercheur et musicologue français, à qui l’on doit, outre de nombreuses contributions spécifiquement musicocritiques Musique et dramaturgie, esthétique de la représentation au XXe siècle (Éditions de la Sorbonne, 2003), Silences de l’oracle, autour de l’œuvre de Salvatore Sciarrino (CDMC, 2013) [lire notre critique de l’ouvrage], Théories de la composition musicale au XXe siècle (Symétrie, 2013) [lire notre critique], Frédéric Durieux, l’espace des possibles (Aedam Musicae, 2019) [lire notre critique], etc. –, des travaux volontiers tournés vers la contextualisation sociopolitique – Résistance et utopies sonores (CDMC, 2005), De lave et de fer, essai sur l’art des années de plomb en Allemagne (Éditions MF, 2017), Le chant de la dissolution (La Rue Musicale, 2018) [lire notre critique], etc. –, plonge dans plusieurs mondes : l’univers du compositeur vénitien, bien sûr, dont il présente et analyse spécifiquement ce « chant de l’aube » pour quatuor à cordes créé à Bonn en 1980 mais encore la figure poétique inspiratrice, Friedrich Hölderlin dont l’invention de Diotima invite en son œuvre la jeune maîtresse de maison où il exerce en tant que précepteur, les différentes approches par Nono des pages du poète via diverses traductions ou textes en version originale, enfin l’aura particulière, pour ne pas dire de folie, qu’évoque le seul nom d’Hölderlin, plus souvent mis en musique par nos contemporains, tels Friedrich Cerha, Wolfgang Fortner, Hans Werner Henze, Heinz Holliger, Wilhelm Killmayer, György Kurtág, Jacques Lenot, György Ligeti, Bruno Maderna, Aribert Reimann, Wolfgang Rihm, Peter Ruzicka, Philippe Schœller, Stefan Wolpe ou Hans Zender, entre autres, que par leurs aînés (Walter Braunfels, Benjamin Britten, Hanns Eisler, Paul Hindemith et Viktor Ullmann) ; plus loin de nous, Brahms, Cornelius, Pfitzner, Reger et Strauss s’y complurent également.

L’auteur nous dépose sur les rives d’autres mondes, au fil d’une investigation tant méthodique que pertinente. Ainsi en va-t-il de ce « fond rouge de l’air » dans l’Italie des années soixante-dix, avec une contestation puissante, sa gauche très organisée, une extrême-gauche qui se dévoile toujours plus ; bref, un paysage culturel nettement politisé – même si Nono lui-même n’aimait guère l’idée d’engagement politique à laquelle il préféra celle d’engagement humain. C’est dans ce climat spécial que prirent naissance des actions scéniques comme Intolleranza 1960 [lire nos chroniques des 2 et 3 octobre 2022, du 1er février 2010 et de l’enregistrement de Bernhard Kontarsky] et Al gran sole carico d’amore [lire notre chronique du 9 mai 2004] dont est sondée la modernité. Et il y a la sphère germanique, avec le poète et son charroi d’exaltations romantiques comme avec Kafka, également, puis à travers un autre contexte politique bien spécifique, celui dans lequel s’est inscrite la première de Das Floß der Medusa, par exemple [lire nos chroniques du 13 mars 2018 et de la gravure de Péter Eötvös].

La psychanalyse n’est pas laissée sur le bas-côté, bien que des études clairement dédiées à Hölderlin ne soient pas convoquées par Feneyrou (en particulier, celle de Laplanche). Pour avoir lui-même traduit de l’italien les écrits de Nono qu’il connaît sur le bout des doigts [lire notre critique] – c’est dire s’il connaît la pensée et les moteurs du compositeur et de sa musique –, ce dernier s’est encore penché très précisément sur l’exégèse et l’héritage du junguien Ludwig Binswanger, via la traduction du livre du psychiatre Danilo Cargnello (Vrin, 2016), ce qui induit une certaine sensibilité à ce champ. Signalons, au passage, que Laurent Feneyrou a traduit en français le poète Biagio Marin et a contribué à Une amitié poétique paru chez L’Éclat en amont du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini, ce qui rend compte du vaste horizon devant lequel il aime à se placer, un horizon où, une nouvelle fois, la contestation, voire la subversion (à travers l’usage du dialecte) ne saurait être indifférente. Toutefois, le livre ici recensé demeure musicologique, mais de cette bonne nature de musicologie qui assiège son sujet sans distante asepsie.

BB