Chroniques

par bertrand bolognesi

Hans Werner Henze
Das Floß der Medusa

1 CD SWR Classic (2019)
SWR 19082 CD
Péter Eötvös joue Das Floß der Medusa, un oratorio signé Hans Werner Henze

En 2017 paraissait à Vienne, aux Éditions Paul Zsolnay, un roman effrayant à la férocité critique presque toxique. Connu sous le pseudonyme Franzobel, l’écrivain autrichien Franz Stefan Griebl fait montre d’une verve extraordinaire, volontiers courroucée, dans Das Floß der Medusa, grande fresque haletante parue l’année suivante chez Flammarion dans une traduction d’Olivier Mannoni, sous le titre À ce point de folie. La lecture passionnée que l’on en vécut n’a pas manqué de faire écho au souvenir de la célèbre toile de Géricault (1819) et, plus encore, à celui de l’oratorio volgare e militare conçu en 1968 – Franzobel était alors un bébé d’un an – par Hans Werner Henze (livret d’Ernst Schnabel) que nous découvrions au printemps 2018 dans la production amstellodamoise de Romeo Castellucci.

Le 9 décembre 1968, à Hambourg, la création mondiale, par le soprano Edda Moser, le baryton Dietrich Fischer-Dieskau, Charles Régnier en récitant, les Chor und Sinfonieorchester des Norddeutschen Rundfunks (NDR) placés sous la direction du compositeur, est ajournée, prise qu’elle se trouve dans un contexte polémique défavorable et une échauffourée à laquelle la police a donné une ampleur disproportionnée. C’est donc à Vienne que Miltiades Caridis dirigerait la première, le 29 janvier 1971, Wolfgang Weber signant pour une version scénique à Nuremberg en 1972.

Que s’est-il passé à Hambourg ?
En amont du concert, deux magazines allemands en pipèrent les dés, l’un par maladresse en annonçant abusivement l’œuvre comme une « musique pour le Che » alors que la partition porte simplement la mention « in memoriam Ernesto Guevara » suite à l’assassinat survenu deux mois plus tôt, et l’autre de propos délibéré en présentant Henze comme thuriféraire d’une esthétique réactionnaire qui se serait emparé par un traitement frivole du drame historique. C’était faire double insulte à un artiste réellement engagé en politique et dont le travail, pour s’inscrire en résistance d’une avant-garde décapante, ne sacrifiait en rien à quelque inféconde nostalgie, plus certainement concentré à développer son propre langage qu’à s’affirmer dans des batailles de clochers. Ces articles avivent le feu d’une Allemagne alors sous tension, si bien que des étudiants fixent un drapeau rouge sur scène, distribuent des tracts à l’entrée et collent une affiche du Che dans le hall. Mais voilà que les choristes du RIAS Kammerchor de Berlin refusent de se produire sous le symbole du communisme dont ont souffre de l’autre côté du mur ! Le soprano veut chanter, le baryton dit que non, et ainsi de suite, dans une confrontation de plus en plus animée. Armée et casquée, la police intervient, précipitant à travers une porte vitrée le librettiste qui tentait une médiation, avant de l’arrêter parmi bien d’autres. Un responsable de la NDR enlève le drapeau, le compositeur prend le micro pour dénoncer la brutalité policière et se trouve malgré lui endosser un rôle de tribun ! Pour finir, le concert est annulé. La solitude qui s’ensuivit des années durant, les idées fausses et les jugements viciés à son égard, ont beaucoup affligé Hans Werner Henze.

Das Floß der Medusa (révision de 1990) n’a rien de conventionnel, encore moins de traditionnel, avec sa percussion musclée, une scansion chorale puissante et les parties solistes de Charon, de La Mort et de Jean-Charles, le rescapé noir qui dans l’immensité agite sa chemise – rouge, comme le drapeau des contestataires hambourgeois de 1968 ! – dans le tableau de Géricault. Peter Schöne lui prête un baryton tendre qui a le pouvoir immédiat de toucher l’auditeur, par-delà l’écriture vocale semée d’embuches [lire notre chronique de Der Sturm]. Au Sprechgesang déclamatoire succèdent des phrasés plus lyriques. Sur son irrésistible élan dramatique tient principalement le souffle de l’œuvre. Toujours en souplesse, le soprano finlandais Camilla Nylund [lire nos chroniques de Tannhäuser, Salome, Rienzi, Rusalka, Die tote Stadt et Capriccio] campe une Mort d’une fiabilité exemplaire qui use d’une dynamique parfaitement maîtrisée. Le metteur en scène Peter Stein se charge du rôle de Charon avec un extrême précision du dire auquel il donne tout le poids qu’il faut.

À la tête des WDR Rundfunkchor, des Freiburger Domsingknaben et des SWR Vokalensemble und Sinfonieorchester, Péter Eötvös livre une interprétation d’une clarté indicible. La définition des lignes comme des timbres ménage des effets dramaturgiques imparables tout en favorisant la compréhension sensible de la démarche d’Henze. Dépourvue de lourdeur y compris dans le final percussif, si difficile à équilibrer, l’incroyable transparence de cette captation live d’un concert de novembre 2017, à l’Elbphilharmonie de Hambourg, est avant tout au service de l’expressivité. Depuis longtemps et partout le naufrage de La Méduse est devenu le symbole de la scandaleuse dégradation de l’Humain. Schnabel et Henze se sont emparés de son histoire désormais universelle afin de poser la question de la dignité accordée à tous face au désastre, quelle que soit sa classe sociale [lire notre chronique du 13 mars 2018]. Jouer et enregistrer leur œuvre ne saurait être anodin.

BB