Chroniques

par michel slama

Ernest Chausson
œuvres avec orchestre

1 CD Alpha (2019)
441
L'Orchestre national de Lille joue Ernest Chausson (1855-1999)

Composé de 1882 à 1892, le Poème de l’amour et de la mer Op.19, page majeure d’Ernest Chausson, eut près de dix ans d’une gestation complexe, parallèlement à l’écriture de son opéra Le roi Arthus [lire nos chroniques du 26 octobre 2003 et du 22 mai 2015]. Le Poème, œuvre unique en son genre à cette époque, est un cycle de mélodies sur des vers symbolistes de Maurice Bouchor. Le fameux leitmotiv esquissé dès la première partie, La fleur des eaux, est réintroduit dans l’interlude orchestral central et s’épanouit dans le deuxième épisode, La mort de l’amour. Chausson ne s’y est pas trompé : il a d’abord proposé son fameux Temps des lilas – les quatre dernières strophes du Poème –, dans sa version pour voix et piano, en février 1893, à Bruxelles. En avril de la même année, la version pour orchestre est créée en avril, à Paris, par la Société Nationale de Musique. L’œuvre est dédiée à son fidèle ami Henri Duparc qui lui avait dédié sa Phidylé. Six ans plus tard, le compositeur britannique Edward Elgar s’inspirera de l’opus phare du Français pour ses Sea Pictures Op.37 qui ouvriront la voie aux grands cycles de Lieder pour voix et orchestre.

Dans la lignée des grandes interprètes du passé – Írma Kolássi et Kathleen Ferrier, pour ne citer qu’elles –, Véronique Gens est idéale pour ce type de musique. Elle nous a déjà laissé un témoignage irremplaçable de la réduction pour voix et piano du Temps des lilas, dans son superbe enregistrement avec Susan Manoff, Néère, déjà chez Alpha, où elle déployait un clair-obscur particulièrement ensorcelant [lire notre critique du CD]. Son timbre capiteux, que la patine du temps rend encore plus envoûtant, y réussit à merveille, à la fois, mélancolique et noble. Sa diction impeccable permet d’apporter à chaque strophe son ambiance et la justesse d’intonation. L’Orchestre national de Lille, loin de l’étouffer, épouse ses intentions et sert d’écrin de rêve. Enfin, Le temps des lilas retrouve, comme pour la version piano, sa musicalité et sa tendresse, jamais noyé dans un océan symphonique que de nombreux chefs firent subir à des sopranos en déroute... Certains, peut-être, regretteront à tort une certaine placidité protectrice de l’orchestre, un manque d’énergie. C’est, par ailleurs, méconnaître la genèse du Poème, écartelé entre l’admiration que Chausson avait pour Richard Wagner et l’attachement à ses amis symbolistes comme Debussy et Duparc, sans renier pour autant l’héritage romantique d’Hector Berlioz et de César Franck. Chausson mit dix ans à concilier ces influences contradictoires. Écoutez l’introduction passionnée et émouvante qu’offre le violoncelle solo. La voix de Gens est en parfaite osmose avec la phalange lilloise, dans une prise de son équilibrée qui rend totalement justice à l’œuvre.

C’est le même César Franck qui inspirera le jeune Chausson pour sa Symphonie en si bémol majeur Op.20, écrite entre 1889 et 1890. Franck était son professeur et c’est, très logiquement, la Symphonie en ré mineur du Belge qui servit de modèle au cadet, dans une tradition germanique d’orchestration et de chromatisme, mêlés d’un lyrisme plutôt français que la défaite de Sedan (1870) n’avait pas découragé. Le premier mouvement, Lent, débute par des thèmes dignes d’une marche funèbre et progressivement évolue en Allegro vivo, dans une lumière et une félicité assez inattendues. Le deuxième mouvement, fort wagnérien, évoque Tristan und Isolde par la douloureuse profondeur mélodramatique. Le troisième, plus déconcertant, est constitué de puissants motifs guerriers, sombres, mystérieux et grandioses.

À la tête de son Orchestre national de Lille, Alexandre Bloch [lire nos chroniques des 22 mars et 27 septembre 2018, des 2 février, 28 février et 3 avril 2019] livre une interprétation originale, par sa conception plus française que germanique, d’une musique à la croisée des influences en cette toute fin du XIXe siècle. La parole est savamment donnée aux différents pupitres sans mettre en péril le projet très construit du chef. Les phrasés ne sont pas alanguis et ne donnent jamais lieu à des débordements trop romantiques. Bloch a réussi à trouver un juste équilibre entre symbolisme et postromantisme, quitte à déranger nos habitudes pour ces œuvres copieusement enregistrées. Un très bel album qui contient la référence moderne du Poème de l’amour de la mer.

MS