Chroniques

par michel slama

récital Véronique Gens
Chausson – Duparc – Hahn

1 CD Alpha (2015)
215
Le soprano Véronique Gens chante Chausson, Duparc et Hahn

Alpha Classics offre un florilège original de mélodies françaises composées par trois des plus doués musiciens du tournant du XXe siècle : Henri Duparc (1848-1933), Ernest Chausson (1855-1899) et Reynaldo Hahn (1874-1947), tous relativement peu présents au disque et au concert. Il semble que le goût pour ce genre soit né pendant la monarchie de juillet, vers 1830, après s’être imposée outre-Rhin.

En cette fin de XIXe siècle, les compositeurs français ne pouvaient ignorer les apports de Schubert, Schumann ou Mendelssohn dans le domaine du Lied qu’ils admiraient. Comme leurs collègues allemands, ils s’appuyèrent sur de très belles poésies de leurs contemporains, parnassiens comme Leconte de Lisle ou symbolistes comme Verlaine. Véronique Gens et Susan Manoff ont choisi un programme riche de vingt-quatre titres mêlant tubes et raretés. Ainsi, de Duparc, la Chanson triste et Phidylé encadrent la méconnue et mélodramatique Romance de Mignon, mal aimée de son auteur, suivis des incontournables Au pays où se fait la guerre (qui date de 1870) et L’invitation au voyage, somptueusement interprétées par notre duo.

De Chausson, un extraordinaire et poignant Temps des lilas, transcription pour voix et piano du dernier volet du Poème de l’amour et de la mer, conclut huit mélodies particulièrement attachantes et peu fréquentées du compositeur du Roi Arthus [lire nos chroniques du 22 mai 2015 et du 26 octobre 2003]. Écrites en 1881, les Sept mélodies Op.2 appartiennent à la première période du musicien prématurément disparu, à l’époque où sa prédilection pour Richard Wagner n’avait pas commencé. Élève de Jules Massenet, il composait alors un cycle élégant et contrasté, dans le sillage de Duparc et de Schumann. À la très romantique et ardente Nanny, La dernière feuille apporte un ton de déploration particulièrement émouvant que la Sérénade italienne égaie à nouveau, tandis qu’Hébé se veut « mélodie grecque dans le mode phrygien ».

Hahn se taille la part du lion avec, aux côtés des néobaroques À Chloris et Quand je fus pris au pavillon d’après Charles d’Orléans, huit pages moins célèbres mais dignes du plus grand intérêt. Ce compositeur mal aimé commence à vivre une vraie résurrection avec la parution de nombreux albums, non seulement vocaux mais aussi chambristes, comme les recherches autour de la sonate de Vinteuil ou la musique pour piano seul [lire notre critique du CD des sœurs Milstein]. La mélodie Néère, qui donne son titre à ce bel album, débute le programme. On redécouvre avec plaisir ses Études Latines dont sont ici offerts de larges extraits.

Comme à l’accoutumée, Véronique Gens est absolue dans ce répertoire. Ces mélodies semblent écrites pour elle. Elle y excelle autant qu’elle les aime. Accompagnée de sa fidèle complice, l’extraordinaire Susan Manoff, le soprano orléanais livre une interprétation d’exception sans jamais déroger aux exigences des partitions. Au pays où se fait la guerre a rarement été aussi bien chantée, avec autant d’émotion. L’alternance d’ut aigu et d’ut grave en points d’orgue sur le mot retour, source de difficultés, ne lui pose aucun problème. On n’a décidément jamais entendu un piano aussi indispensable, autant capable de compenser un orchestre. Écoutez la tempête que Susan Manoff déclenche à la fin de Phidylé, le rythme implacable des Papillons de Chausson, la dernière strophe des Trois jours de Vendange d’Hahn où le musicien entonne le thème macabre du Dies Irae déjà utilisé par Saint-Saëns et Berlioz. Le sommet demeure la très vibrante interprétation du Temps des lilas. Cette transcription permet à la voix de ne pas se noyer dans le flux de l’orchestre omnipotent voulu par Chausson. Toute la musicalité et le cantabile de cette sublime mélodie sont préservés et révélés.

Chaque intention de Véronique Gens est soulignée et soutenue par le piano de la newyorkaise, toujours à son écoute. Lors d’un récital de mélodies françaises donné en juin 2018 aux Bouffes du Nord, on put juger de leur entente et de leur réussite, fruit d’une amitié et d’une collaboration de tous les instants. La voix, jamais forcée, se marie admirablement avec ce piano. La diction est de plus mieux maîtrisée, vraisemblablement due au fait qu’elle roule moins les r que d’habitude. Un tempérament et une technique infaillible donnent un témoignage irremplaçable. Plus d’une heure d’une musique à emporter sur votre île déserte !

MS