Chroniques

par bertrand bolognesi

Le roi Arthus
opéra d'Ernest Chausson

Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles
- 26 octobre 2003
Le roi Arthus, opéra d'Ernest Chausson
© johan jacobs

On pourrait intituler cet article Bruxelles la fidèle... En effet, Paris ne sut apprécier au mieux le talent, certes un brin franckiste, d'Ernest Chausson. C'est à la Monnaie que fut créé son Roi Arthus, quatre ans après son énigmatique disparition – Debussy s’est demandé si ce stupide accident de bicyclette n'était pas un suicide habilement déguisé. Aujourd'hui, c'est une nouvelle fois le Théâtre Royal de La Monnaie qui présente une production esthétique et bien pensée de l'ouvrage cependant peu théâtral du Français, dans une mise en scène de Matthew Jocelyn concentrée sur la lutte du bien et du mal, leurs frontières mal définies, tenant compte de la complexité de cet épisode de la légende arthurienne, à savoir la trahison de Lancelot et l'annonce par Merlin de la fin de la Table Ronde. Lancelot consommera l'amour de Guenièvre, l'épouse d'Arthur – Arthus chez Chausson, Artus ou encore Artu dans d'autres versions –, et se montrera ainsi félon. Mais il restera fidèle à sa foi et à son roi lorsqu'il choisira de le fuir plutôt que d'affronter son regard par un froid mensonge qui démentirait la dénonciation de Mordred qu'il a tenté de tuer après qu'il a surpris le couple. Ici, Mordred est le neveu d'Artus ; il espionne les amants pour mieux venger une flamme que la belle a repoussée.

Il y a du bien dans ce mal que n'a pu éviter Lancelot, comme il y a du mal dans ce bien que prétend défendre Mordred. Arthus fera la guerre à son plus vaillant chevalier, dont il vantait publiquement les mérites au premier acte, afin de retrouver Guenièvre, officiellement enlevée, en réalité fugitive, et chercher à maintenir un ordre d'aventure, de quête et d'exploits qui pourtant s'effondre – et cette histoire scabreuse l'annonce on ne peut mieux. À Lancelot mourant, dont on peut penser qu'il meure plus de l'affirmation violente du désamour de Guenièvre (qui sent le vent tourner) que de la blessure qui l'atteignit, le roi donne son pardon. La reine est montrée ici comme un personnage retors et versatile à l'honneur peu certain, influencé par des forces occultes qu'elle ne maîtrise pas elle-même.

L’enchevêtrement du bien et du mal se poursuit : Arthus sauve l'honneur de Guenièvre en faisant la guerre à Lancelot pardonné, peut-être aussi parce qu'à ce moment il sait déjà que rien n'évitera la chute de la Table Ronde, annoncée par le fameux enchanteur dont toujours il suivit les conseils bénéfiques et qui pourtant est fils du Diable. Matthew Jocelyn comprend parfaitement cette perfection de la légende où les forces, bonnes ou mauvaises, se transmuent et s'équilibrent, tel qu'on peut le rencontrer plus fréquemment dans les cultures orientales. Il est vrai que si la légende arthurienne finit par se trouver investie d'une lecture chrétienne, elle sourd de traditions beaucoup plus anciennes qui révèlent le voyage des énergies, d'où qu'elles viennent – pour parler simplement – d'ailleurs Arthur, qu'on dirait aujourd'hui défenseur de la paix et des bonnes mœurs, est lui-même un guerrier et l'enfant du péché, ce qui laisse songeur.

Il n'est pas aisé de représenter Le Roi Arthus sur scène. L'écriture en est extrêmement statique, offre peu d'action, encore moins peut-être que les livrets wagnériens. Car on ne peut que songer à Wagner tant dans le choix du sujet que dans le traitement musical. Chausson tenta de s'affranchir de son admiration pour le maître de Bayreuth, mais n'inventa guère mieux que l'utilisation de longues phrases chromatiques telles qu’en regorgeait son modèle. C'est dans l'orchestre que le compositeur s'est un peu libéré, livrant des couleurs plus françaises, parfois chambristes, et rappelant également quelques épisodes de l'histoire de la musique médiévale ou de traditions localisées (le chant du laboureur, par exemple).

Au lever de rideau, le chœur des chevaliers entre en silence. Les costumes sont simples, bleutés, renvoyant la lumière dans un effet de métal et de moires propre à certains taffetas ou à des soies très travaillées. Le chef entre en fosse en même temps que Lancelot, Mordred et Arthus, en costumes d'aujourd'hui sans être connotés ou datables précisément, qui gagnent trois pupitres face au public. L'orchestre commence. Chacun des trois protagonistes intervient en proclamant le texte plutôt qu'à le jouer. Ce n'est qu'à partir de l’arrivée de Guenièvre que peu à peu le jeu commence, s'affirmant nettement dans le second tableau. Mordred se dessine dès ses premiers mots. Andrew Schroeder campe un Arthus vaillant, même si le timbre n'est pas toujours flatteur, avec un placement nasal qui pourrait à tort rendre le personnage belliqueux. La reine possède une couleur vocale chaleureuse, confirmant son pouvoir de séduction ; sa première intervention se fait dans un grand calme à l'orchestre, ce qui permet de goûter pleinement la richesse de la voix. Daniele Callegari propose une lecture sensible de la partition et mène l'Orchestre symphonique de La Monnaie vers une interprétation souverainement lyrique. C'est par le métissage permanent des couleurs, le soin des nuances et de relief plutôt que par des aléas métriques qu'il rend joliment compte d'une écriture parfois déroutante faisant entendre Wagner autant que Franck et Debussy.

La transition vers le Tableau 2 de l’Acte I amène un prélude brillant par la précision et la délicatesse de phrasé, et un solo de violoncelle bravement réalisé, tandis que des armures envahissent un ciel bleu d'une fascinante profondeur. Outre l'intérêt d'une esthétique de l'accumulation dans un ouvrage inspiré d'une vaste fresque qui se dépose par strates souvent répétitives, avec de multiples variantes, et rayonne jusqu'à infiltrer la vie de la cour (au point qu'on tentera de la rendre réelle par des reliques et divers témoignages matériels fabriqués de toute pièce), la disponibilité de ces armures vides prévient la future annonce de Merlin.

Ce tableau commence par un grand duo amoureux entre le couple secret, où l'on goûte la voix magnifiquement sonore et la diction irréprochable du ténor allemand Klaus Florian Vogt, Lancelot éclatant, fiable et attachant. Pas un mot qui ne soit parfaitement articulé, avec un art rendu naturel qui semble ne coûter aucun effort. L'expérience le prouve de plus en plus, les chanteurs français n’offrent pas à leur langue la plus grande intelligibilité. Cet artiste possède des aigus fulgurants toujours bien amenés par un phrasé intelligent qui témoigne d'une excellente technique autant que d'un grand sens musical. Ici, l'orchestre s'avère rapidement moins discret, si bien qu'on rencontrera quelques difficultés à jouir de la voix d’Hélène Bernardy (Guenièvre), sans doute moins vaillante.

Le Lyonnel de Yves Sallens est puissant, mais l'émission hésite entre plusieurs places, si bien qu’elle se trouve parfois engorgée, mettant à mal la justesse autant que l'homogénéité du timbre. Le décor se résume ici à un élément très minéral qui se reflète dans un sol de miroir légèrement incliné où se liront la forêt, le lac, dans un climat proche de Pelléas et Mélisande. Le traitement de l'orchestre, la présence et la clarté du ténor, ainsi qu'une conduite bien choisie de la lumière contribuent à créer un sentiment de fraîcheur et de participation au bonheur amoureux. Le duel avec Mordred se fait à distance, en diagonale : chaque geste de l'un répond à celui de l'autre, dans une réalisation parfaitement crédible et étonnamment palpitante.

Dans le premier tableau de l'acte suivant, l'orchestre se montre plus attentif à l'équilibre avec les chanteurs, mais ne peut pas décemment osciller de la précarité de l'un à la générosité de l'autre. Guenièvre manque décidément de puissance, se trouvant souvent couverte par la fosse. À l'inverse, Lancelot emplit aisément la salle et il aurait été dommage d'étouffer l'accompagnement. De fait, l'écriture de ce passage est dense, et l'on ne peut trop descendre le volume général si l'on veut l’apprécier. Du coup, le tableau paraît long et abstrait, ce qui le rend ennuyeux. L’on saluera l'intervention du laboureur, Lorenzo Caròla, au timbre intéressant et à la diction remarquable, là encore. Celui qui lui succède est nettement plus excitant. Le roi Arthus s'interroge sur son trône lorsqu’apparaît Merlin. Le livret précise que la scène doit représenter un jardin dont les arbres s'écarteraient pour montrer Merlin, vieillard couché sur les branches d'un pommier dans un long vêtement blanc flottant. Rien de tout cela : le trône d'Arthus est juché sur une estrade et se découpe dans l'obscurité ambiante ; une sorte de galet ou de morceau d'écorce apparu dans les ténèbres se transforme peu à peu en une énorme tête verdâtre. Le baryton Olivier Lallouette chante depuis la fosse où une perche fixée par un serre-tête à son crâne maintient une caméra face à son visage, tout cela étant géré par un technicien à ses côtés. Le résultat est saisissant, car si l'on comprend bien qu'il s'agit d'untruc, même si l'on n'a pas observé la fosse pour en comprendre le secret, tout se passe en direct. Ce moment se colore d’une magie et inquiétante. Merlin, bénéficiant lui aussi d'une diction évidente, possède une voix large dont le timbre affiche la noblesse présupposée du personnage. En fin de tableau, Arthus, monté sur une tête-poitrail démesurée, sort du sol au milieu de la discorde des chevaliers. Si cet acte se vécut dans l'obscurité, une lumière blanche et presque cruelle vient éblouir le départ en guerre.

Le dernier acte, peut-être le moins wagnérien des trois, se déroule sur une plateforme métallique, dans le suspens de la bataille. L'orchestre ménage de fort beaux moments, tandis que l'action se cristallise jusqu'à l'oratorio. Statique, cette mise en scène ? L'œuvre elle-même ne lui permet guère de s'échapper d'une certaine inertie. La réalisation, au moins, est belle à l'œil – et l'on se souviendra de cette fascinante tête d’Enchanteur.

BB